ENTRETIEN AVEC YOUNGSOON CHO JAQUET ET CHRISTOPHE JAQUET AUTOUR DE « LES ANIMAUX »
Entretien avec YoungSoon Cho Jaquet (conception et chorégraphie) et Christophe Jaquet (dramaturgie et recherche), 5 mars 2014, Arsenic, Lausanne.
“ Que signifie pour vous d’être sur scène ? – Une manière d’éprouver son être, corps-esprit, mais aussi de l’éprouver au groupe. Retrouver un lieu magique, rituel, comme dans les temps anciens où le totem était au milieu du village et les villageois s’y retrouvait pour vivre un moment magique. Comment s’éprouver soi-même dans une nouvelle dimension. Une manière de se sentir et de sentir les autres (collègues et spectateurs) dans ce moment magique”. Un interprète des Animaux. In questionnaire de recherche.
Inferno : Combien de temps avez-vous travaillé ?
YoungSoon Cho Jaquet : Trois mois, depuis novembre, décembre, janvier, février, sur presque cinq mois. Au départ quand j’ai commencé, il y avait des danseurs qui n’étaient pas disponibles tout le temps. Du coup, j’ai travaillé une semaine avec l’un, parfois deux trois ensemble, un peu.
La pièce est-elle très écrite dès le départ ?
YSCJ. Oui, le concept était très clair, et après petit à petit, avec des essais des interprètes, ou les amateurs, une forme est apparue, il y a un mois.
La pièce donne la sensation qu’entre le début et la fin, le temps est celui étiré d’un seul instant, d’un rêve. Cela commence dans le noir avec le bruit des pas et puis cela finit avec l’exposition des danseurs, amateurs et danseurs professionnels mêlés, allongés qui se relèvent pour les saluts. Puisque c’est la question qui travaille la pièce, cette distinction entre amateur et professionnels et comment ils peuvent aussi se rejoindre. Ce serait possible que cette distinction ne se voit pas mais les danseurs professionnels font montre à quelques moments de leur technique, de leur corps de danseur. Eux ils ont la grâce animale que les amateurs ne peuvent pas avoir.
YSCJ. Tout m’intéressait, les corps, l’expression, comment les danseurs amateurs arrivent à faire parfois même mieux que les danseurs professionnels. Les danseurs ont beaucoup de techniques, de bases académiques, et du coup ils n’arrivent pas à lâcher. C’est ça qui m’intéresse.
De les faire lâcher au contact de ces autres ?
YSCJ. Au-delà, cette situation fait apparaître des questions comme c’est quoi la danse, pourquoi on danse, de manière plus manifeste.
Pourquoi on danse alors ?
YSCJ. J’ai posé cette question-là aux danseurs tous les jours. Quand je suis devenue pro danseuse, à un moment donné j’avais oublié quelque chose qui était en profondeur, j’étais absorbée dans d’autres questions, plus concrètes, de danse. J’aime bien danser, l’expression par le corps. Je ne suis pas très forte pour parler. Mais l’expression du corps, ça me parle. Et aussi comment se positionner dans l’espace, la poésie dans et avec l’espace.
Christophe Jaquet. C’est quelque chose qu’on voit dans l’architecture moderne. Ces grands espaces assez vides qui font vraiment voir les trajectoires des passants comme des chorégraphies. Comment les gens marchent, se tiennent, sont dispersés dans l’espace, comment ils occupent, ou habitent, leur écosystème finalement.
YSCJ. Evidemment c’est le dramaturge, c’est plus intelligent que moi… (rires).
Christophe Jaquet. Non, non, c’est juste des mots…
Il y a cette métaphore de l’écosystème dans votre pièce. Pour moi ça résonne de façon politique quand on parle d’écosystème du danseur comme vous le faite. Pour moi, les animaux (titre de votre pièce) ce sont les danseurs. Les amateurs, ils ont une animalité mais perdue, ou à rejoindre. Le corps du danseur, des interprètes, ce sont des corps, des êtres de mémoire très particulier.
C.J. L’idée de cette création c’est d’oublier tout l’aspect sociologique et la vie des danseurs qui ont des appartements, des familles… On les prend comme s’ils vivaient sur cette scène tout le temps et alors on regarde et on demande, qu’est-ce que c’est ?
Ça résonne politiquement parce que la place de l’artiste dans nos « démocraties » – je mets des guillemets… – est de plus en plus problématique.
C.J. Comme c’est dit dans la pièce, ils sont nuisibles et inutiles mais ils existent depuis toujours. Il y a là un truc bizarre.
YSCJ. Ce qui est très bizarre est qu’ils aiment vivre sur scène, qu’ils aient envie de mourir sur scène. Oui, c’est une espèce bizarre. Une espèce qui a appris la langue.
C.J. Il y a des choses qu’on a enlevées dans le texte mais ça disait ça à un moment. Tout un discours sur le fait de parler, ça peut être une manière de danser, si l’on traite la parole avec la même abstraction que le mouvement. Il y avait tout un discours sur la beauté, dont on voulait se débarrasser mais qui revient tout le temps, qui colle comme le muscle à son os.
C’est le regard qui fait l’animal, il ne voit pas la même chose ?
YSCJ. Oui et non, en même temps le regard, c’est vrai dans le sens où les animaux n’ont rien à faire de ceux qui les regardent, complètement ignorant l’extérieur. Notre situation sur scène, on doit des fois on doit montrer et en même temps il ne faut pas montrer de stress. Il faut être naturel et en même temps montré, c’est une grande contrainte intérieure.
Ou alors il faut laisser voir cette peur, ne pas en avoir peur…
YSCJ. Oui, être au-delà. On a fait des recherches sur les animaux, comment ils font leur territoire, comment ils font des nids dans leur territoire, toute cette histoire est dans la scène quand ils se déshabillent. On se demandait comment faire un nid avec des corps, et se glisser à l’intérieur des autres corps. Ça m’intéressait aussi le corps qui danse, en fait à l’intérieur de ça et à l’extérieur de ça, de ces bords. Quelqu’un qui danse à l’intérieur d’un groupe de danse de sept huit personnes ensemble qui découpaient autour d’elle ses mouvements et aussi de l’espace.
C.J. Il y a eu aussi la recherche de Jean Painlevé (1) qui a fait les premiers films animaliers, sur la musique de documentaire animalier.
YSCJ. Dès le départ je me suis dit, on va parler chez les danseurs manière de documentaire animalier, on a inversé, en parler comme dans un documentaire animalier. Du coup, c’est la musique qui donne l’ambiance. Les premiers documentaires, c’était la vie des plantes, avec une voix nostalgique, la musique particulière, ça raconte plein de choses, même la tristesse, et on est parti par là.
Dans les documentaires on prête des sentiments humains à des animaux et là on va prêter de l’animalité à des corps humains, avec cette musique. Cela fait voir le corps animal du danseur sous, il n’y a pas que le corps animal, mais quand ils se lovent, se déplacent….
C.J. Le mouvement abstrait permet de projeter des choses et ce qu’on projette alors sur le danseur, c’est l’animal. Ils sont allés chercher des sons des années 60 ou 70, des synthétiseurs, l’analogique et ils ont retraité tout recomposé en musique électronique, ils ont mis des micro coupures pour faire cassette VHS. Ce côté générique…
YSCJ. Quand ils ont fait le son d’ambiance, ils ont intégré des sons de grillons, de grenouilles, tous ces petits bruits de la nature seule avec elle-même, tout ça en musique électronique, faux fill recording, recréé en laboratoire. Après d’autres recherches comme quel genre de danse, quelle sorte d’animal, quels sortes de danseurs existent…
Oui il y a un Nijinski qui apparaît et qui contamine les autres de ses gestes célèbres pour Le Faune, comme la main en avant à la manière égyptienne…
YSCJ. Aussi de la country dance. Ce sont les pas dans ce moment où ils poussent le « Waouh ». Un clin d’oeil mais sinon la plupart des danses qu’on a répertoriées, elles ne se reconnaissent pas, c’est trop déconstruit. J’ai aussi beaucoup enlevé. Et d’autres parties, on a cherché le mouvement pour faire apparaître les animaux.
Oui, les sabots, j’ai vu !
YSCJ. Oui et en même temps, ce n’est pas appuyé.
Au niveau plastique, tous ces costumes de couleurs, on a l’impression d’une collection, c’est la même série mais dans la variété. J’ai vu des photos de tes précédentes créations où là c’était des objets qui étaient présentés comme une collection, comme une série mais disparate. Ils sont ensemble mais aucun n’est semblable à l’autre.
YSCJ. J’ai toujours travaillé avec des objets. Mais cette fois, j’avais besoin d’un décor qui bouge. En fait ce sont les amateurs qui deviennent le décor. Il y a ce moment où il y en a un qui dit : « Je suis une colline », un autre : « Une rivière », un autre : « La lune »… Cette abstraction que je travaille, c’est aussi multicolore. Il y a un camouflage, justement ce costume de Nijinki… J’aime bien des danseurs sur scène qui se changent, le corps qui se transforme à vue, quand ils restent sans rien faire, quand ils marchent…
Hier au début de l’après-midi de répétitions, la lumière a baissé et j’ai pensé qu’on en était encore à l’échauffement. Parce que les danseurs étaient entrés depuis un moment et semblaient s’échauffer chacun pour soi, et puis je me suis mise à regarder parce que c’était très beau, et soudain je me suis demandée si ce n’était pas déjà la répétition d’une séquence. On était déjà dans le mood de la création…
YSCJ. Exactement, on a un mood. Dans cette pièce, mon travail c’était – je ne suis pas super chorégraphe – de communiquer avec les danseurs, comment j’arrive à cerner leur personnalité pour qu’ils puissent danser confortablement. Et on a fait beaucoup de yoga, et là je transmets des choses. Après quand je leur pose des questions, je les fais venir vers moi, qu’ils me montrent leur bagage, ce qu’ils savent. Aussi, quand ils ont une manière de danser très dansée, leur demander de se débarrasser d’une tension, d’être juste neutres, pour certains c’est très difficile. Mais après ça se passait bien. Pour ces derniers, après, ils étaient très étonnés. Lâcher, ne plus être trop volontaire dans le mouvement. Ils ont compris l’ambiance. Après, c’était devenu très plat dans les filages. Là j’ai fait apparaître le personnage de chacun, sa personnalité.
Comment ça va se passer ce soir ? De toute façon, leur territoire va se créer ce soir. La représentation c’est le moment où les interprètes s’approprient la pièce.
YSCJ. Oui, les sauvages vont apparaître ce soir. J’aimerais aussi voir apparaître les trompe-l’oeil que j’ai mis en place.
Propos recueillis par Mari-Mai Corbel
à Lausanne le 5 mars 2014.