TRIBUNE : LA CRIMINALITE AU SERVICE DE « L’ART CONTEMPORAIN »

Don‘t Trust Me

LA TRIBUNE de Yann Ricordel : La criminalité au service de l’ « art contemporain »

« Rien n’est vrai, tout est permis. »
Devise de la secte des Haschichins, attribuée à Hassan Ibn Al- Sabbah, début du deuxième siècle de l’ère chrétienne.

On a beaucoup commenté le succès de scandale qui a fait d’Adel Abdessemed un artiste de renommée internationale, aussi me contenterai-je de renvoyer aux très bonnes observations et analyses de Florian Mahot Boudias sur le souvent très pertinent site laviedesidees.fr. Il est clair qu’avec sa vidéo Don‘t Trust Me (2009) qui ne met plus en scène la violence mais la montre sans art dans ce qu’elle peut avoir de plus cruelle, l’artiste d’origine algérienne franchit une limite. Il s’agit-là, à mon humble avis, de l’œuvre d’un homme traumatisé, en grande souffrance psychologique, dont l’activité artistique serait une conjuration (en échange d’un substantiel « retour sur investissement affectif » : Adel Abdessemed fait habilement commerce de sa souffrance). Ce qui peut à la limite être une circonstance atténuante n’enlève rien au caractère irresponsable, et à proprement parler criminel des gestes enregistrés par les moyens de la vidéographie. On voit ici l’accomplissement des prémonitions de David Cronenberg, qui dans Videodrome (1983) imagine une chaîne de télévision pirate retransmettant en direct des séances de torture (les quelques plans montrés dans le film sont beaucoup plus suggestifs que réalistes, et ont valeur de métaphore), ou de Bertrand Tavernier qui dans La mort en direct (1980) raconte l’histoire d’une femme, incarnée par Romy Schneider, condamnée à mourir, ignorant que son compagnon, incarné par Harvey Keitel, a une caméra greffée dans l‘œil et que l‘intimité de ses derniers jours est visible en direct par le monde entier. On pourrait tenter de défendre l’indéfendable en arguant qu’Adel Abdessemed, qui a apparemment renoncé à toute forme de croyance même laïque, à toute moralité, s’en prend à des animaux, très chargés symboliquement, renvoyant à des textes religieux, et que la souffrance animale a un caractère plus relatif et de moindre gravité que la souffrance humaine. Mais qu’il s’agisse d’animaux ou d’humains, l’intention et le résultat, tuer, sont les mêmes, et il est insuffisant de dire « ne me faites pas confiance » pour se dédouaner et même, paradoxalement, se victimiser.

A l’évidence, nous sortons ici du champ de l’art, dont le caractère de simulacre est l’un des fondements majeurs, pour entrer dans celui de la criminalité. Don’t Trust Me est de même nature que les images pédophiles qui s’achète dans un circuit très confidentiel et illégaux, ou que l’enregistrement vidéo de l’émasculation et de l’ingestion des testicules cuisinés avec raffinement par un homme plutôt fortuné d’un jeune juif allemand qui avait lui-même commandité sa propre torture et son propre meurtre, certains policiers qui par devoir avaient visionné la principale pièce à conviction ayant dû bénéficier d’un support psychologique pour troubles post-traumatiques. S’il fallait ranger Don’t Trust Me dans un genre, ce serait celui du snuff movie. Tout comme pour l’imagerie pédophile, la quantité et la diffusion de ce type de productions est difficile à évaluer : la recherche d’un célèbre TV Host américain qui a dans les années 90 publiquement promis une très forte somme d’argent a qui lui transmettrait anonymement un authentique snuff movie est demeurée infructueuse ; certains diront que le snuff movie relève du mythe, d’autre que les réalisateurs et commanditaires de snuff bénéficient de protections haut placées : la porte est ouverte à toute les suppositions et spéculations, ce qui confère au sujet un caractère hautement anxiogène propre à susciter une paranoïa pathologique. Là où Thomas de Quincey, dans De l’Assassinat considéré comme l’un des Beaux-arts, jouait avec les genres, situant son ouvrage entre le roman et l’étude sociologique, semant le doute quant à l’existence de ces macabres sociétés secrètes prenant un plaisir esthétique à tuer, là où Jules Barbey d’Aurevilly était convaincu de la valeur négativement morale de ses Diaboliques (qui ont été écrites, selon les mots d’une grande spécialiste de Barbey d’Aurevilly, Andrée Hirschi, afin de « moraliser dans la terreur », ou encore de « purifier et de fortifier »), Adel Abdessemmed nous confronte au meurtre sans laisser de place au doute (un artiste plus fin aurait conçu une mise en scène hyperréaliste, pour ensuite laisser enfler le scandale et finalement révéler le caractère fictif de son œuvre), atteignant, dans un mouvement de désespoir indifférent, dépassionné, l’avant-dernière étape de ce que j’ai appelé ailleurs « nouveau littéralisme », la dernière, indépassable, étant le meurtre en direct d’un être humain, réalisation contemporaine de l’injonction du publiciste sensationnaliste André Breton à « descendre dans la rue, et à tirer au hasard, tant qu’on peut, dans la foule » -phrase contre laquelle l’homme révolté Albert Camus s’était insurgé à très juste titre.

Dans Le procès de Gilles de Rais, Georges Bataille, qui n’avait pas peur de se colleter avec les pires tabous, nous a brillamment appris que la perversité et la cruauté humaine-  celle, en l’espèce, d’un homme plongé dans le désespoir sans fond de s’être senti floué par Dieu-, n‘a pas de limite. Nous étions à l’époque encore très loin de la psychiatrie et même de l’aliénisme, mais Gilles de Rais était sans doute possible un homme mentalement affecté, ce qui nous renseigne sur la puissance aujourd’hui difficile à imaginer que revêtait à l’époque la dévotion. Nous avons affaire, dans ce cas comme dans celui d’Adel Abdessemmed, à des cas cliniques : il serait tout à fait plausible que si l’« artiste contemporain » ne conjurait pas, comme je l’ai dit, son profond malaise psychique avec la caution d’un monde de l’art complice, il pourrait perdre tout self-control et passerait à l’acte au même titre qu’un schizophrène paranoïde- n’ayant fait que quelques lecture en matière de psychiatrie, il faudrait toutefois que cette thèse soit confortée par un expert après examen.

Un cas moins extrême mais tout aussi représentatif d’une tendance tout à fait spécieuse à provoquer dans le cercle confortable et sécurisant de l’« art contemporain »est celui d’Eric Pougeau. Bien entendu, on ne peut, face à un milieu toujours prompt à faire bloc pour protéger ses pairs avec un remarquable esprit de corps, critiquer un artiste attaqué par une association catholique traditionaliste proche de l’extrême droite sans risquer de passer pour un dangereux réactionnaire. Mais peut-être faut-il prendre un moment pour écarter le voile du scandale et évaluer les œuvres incriminées dans leur réalité. Qu’est-ce qui motive ces messages sordides de parents adressés à leurs propres enfants, ces visages d’enfants violemment agrafés, proche des holocaustes symboliques de Christian Boltanski ? Quel est le sous-texte de tout cela ? Le fait que Pougeau ait agrafé la bouche et les yeux sur son propre autoportrait photographie peine à rédimer cette insupportable série. Pourquoi ce chantage aux sentiments, cette prise d’otages de la part d’un artiste qui par ailleurs mène un travail photographique plutôt intéressant ? Faut-il chercher du côté de la biographie de l‘artiste ? Qu’a donc dû endurer ce bien pauvre homme pour se fourvoyer ainsi ? Je vous laisse apprécier la teneur de la justification qu’il à donné à tout cela, lui qui n’a aucune honte a exhiber sa démagogie puérile, mal déguisée en révolte provocatrice, dans une interview accordée à artistikrezo.com, qui laisse sans voix et tout à fait songeur quant à son Pougeau : « il faut que ça tape ».

Yann Ricordel

visuel : ADEL ABDESSEMED, Don’t Trust Me, 2007. vidéo still. Copyright A. Abdessemed 2007.

Comments
2 Responses to “TRIBUNE : LA CRIMINALITE AU SERVICE DE « L’ART CONTEMPORAIN »”
  1. Bonjour. Une critique sur l’oeuvre, en démontrant comment et pourquoi le geste n’est pas intéressant, aurait été bien plus pertinente. En lisant votre article, on ne sait même pas de quelle oeuvre vous parlez (elle n’est pas décrite) et le lecteur en est réduit à lire une diatribe des plus fantaisistes sur la psychologie de l’artiste. Et vous l’assenez d’une telle manière… Votre article – une atteinte à la libre pensée sur la forme et le fond (et cela n’a rien à voir avec le sujet sur lequel vous écrivez) – me scandalise davantage que ce film d’Abdessemed. Il a enregistré des violences extrêmes qui auraient eues lieu même s’il ne les avaient pas montrées. Cette oeuvre n’aurait pas grand intérêt à mes yeux si vous n’étiez pas là pour dire que c’est un scandale, de montrer la violence du monde. Pourtant, c’est la violence du monde qui est blessante, pas le fait de la montrer (je n’ose même pas imaginer ce monde que vous appelez de vos voeux, où la violence existerait, mais où l’on ne pourrait pas la montrer – voire en parler ? -). Si vous n’étiez pas là, je dirais que l’oeuvre n’a pas grande épaisseur, parce que je suis choquée, mais que je sais faire la différence : je suis scandalisée par l’acte originel, pas par sa re-présentation. Mais puisque vous refusez que l’on montre les choses, cette oeuvre doit avoir plus d’importance que je ne le pensais avant de vous lire. Vous la justifiez.

    • rcrdlynn dit :

      « Il a enregistré des violences extrêmes qui auraient eues lieu même s’il ne les avaient pas montrées » : le problème est qu’il ne s’est pas contenté d' »enregistrer » des violences (ça on le voit tous les jours à la télévision, je crois que nous sommes vaccinés contre la pire violence), mais qu’il en à pris l’initiative et qu’il a lui-même procédé à l’abattage. Il est assassin, et donc criminel. Je ne justifie en rien cette puisque j’en fait une critique assez rigoureuse je crois, vous comprenez ce qui vous arrange. Je crois que cette « oeuvre » a suffisamment été médiatiquement « couverte » pour pouvoir me dispenser d’une description minutieuse. Merci d’apporter de l’eau à mon moulin.

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