FESTIVAL D’AVIGNON : ENTRETIEN AVEC THOMAS JOLLY

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FESTIVAL D’AVIGNON : Entretien avec Thomas Jolly

Thomas Jolly, artiste prolifique, prolixe, (jusque dans ses interviews) s’empare du Radeau de la Méduse pour un projet théâtral autour de l’oeuvre de Kaiser, en résonnance parfaite avec notre temps troublé… Mais il donne également une oeuvre collective de La Piccola Familia dans le jardin de la médiathèque Ceccano, Le ciel, la nuit et la pierre glorieuse – Chroniques du festival d’Avignon de 1947 à… 2086. De quoi de nouveau inscrire le théâtre dans la Cité et le télescoper avec un temps hors du commun, celui d’Avignon en juillet, celui de la magie du Théâtre dans la nuit avignonnaise.

Inferno : Ce 70e Festival est un cru qui se veut politique et axé entre autres sur le Moyen-Orient et sur les dérives populistes. Après le triomphe et la démesure d’Henry VI vous présentez « Le Radeau de la Méduse » de Georg Kaiser. Comment se situe votre spectacle dans ce contexte ?
Thomas Jolly : C’est un texte que je souhaite monter depuis 2003 quand j’étais encore élève à l’école du TNB. C’est un vieux désir de le monter mais il fallait d’abord que je trouve la bonne distribution : c’est un texte qui compte 12 acteurs, 6 garçons et 6 filles. Et, au regard des sujets brassés dans l’actualité, il me semblait que ce projet était des plus pertinents à mettre en œuvre aujourd’hui. Sur la question de la distribution, Stanislas Nordey directeur du TNS m’a proposé d’être artiste associé et de réfléchir à travailler avec les élèves sortants de l’école. Mais un spectacle de sortie est toujours un exercice un peu compliqué et un peu « casse-gueule ». Je n’avais pas envie de faire un spectacle de sortie avec eux, je souhaitais plutôt faire un « spectacle d’entrée » dans la vie professionnelle en partant d’un vrai texte qui permet aux douze élèves soient distribués. Il se trouve qu’effectivement il y a six élèves hommes et six élèves femmes dans la promotion d’acteurs du TNS : la distribution était donc la bonne, au bon moment. Dans la pièce, plusieurs sujets m’agitent et m’ont semblé important à mettre en lumière : d’abord le déplacement des populations qui fuient la guerre chaque jour en mer.

Aujourd’hui c’est la Syrie qui entre autres est frappée par la guerre, les populations se déplacent, la fuient. La pièce raconte l’histoire du déplacement des enfants britanniques vers les autres états du Commonwealth en 1940, une politique mise en place par l’Etat britannique pour déplacer ses enfants. Elle se base sur un fait divers terrible qui a eu lieu à l’époque où un paquebot qui transportait un millier d’enfants vers le Canada a été torpillé par un sous-marin allemand. « Le Radeau de la Méduse » raconte le récit de sept jours en mer de ces douze enfants anglais sur ce canot de sauvetage. Sans appuyer sur une réactualisation, il me paraissait pertinent d’aller regarder comment, selon les époques, la guerre change d’endroit. Sur ce bateau, tous ces enfants sont chrétiens.

Et pourtant cette microsociété, avec la même éducation religieuse, va se scinder et basculer du côté de la barbarie : elle advient de l’interprétation qu’on peut faire d’un texte religieux, de la Bible en l’occurrence. Survient alors la question du vivre ensemble… Parce qu’au final c’est bien de cela qu’il s’agit : avant que Golding écrive « Sa Majesté des mouches » quelques années plus tard, G. Kaiser invente dans ce radeau un micro-laboratoire sociétale, une espèce d’expérience, avec douze enfants qui au départ réinventent, en réaction à la violence et à la barbarie des adultes, un mode de vie solidaire, équitable, égalitaire. Mais petit à petit cette société ne va pas résister et va finalement tomber dans la barbarie.

Voilà à quels endroits ce texte semble résonner fortement aujourd’hui : la question du vivre ensemble, la question des religions et l’interprétation des textes. Et évidement la question du déplacement des populations en temps de guerre. Je pense qu’Olivier Py dans son édito a raison de remettre le théâtre à l’endroit du politique au sens du mot grec, « la cité » : depuis 2500 ans le théâtre ne sert qu’à ça, à brasser la pensée face à la cité.

Inferno : On a l’impression que les jeunes artistes s’accaparent plus encore un rôle de générateur d’idées et de propositions, comme le suggère l’élan donné par Olivier Py à cette édition.

Oui, je crois. Je ne sais pas si c’est une question de jeunesse mais la question du théâtre aujourd’hui revient à de vieux fondements. Peut-être que le théâtre s’est déplacé depuis certaines années. En tout cas, il est aujourd’hui un moyen de faire circuler de la pensée, c’est à dire non pas de donner des leçons ou dire quoi penser mais bien de mettre en circulation des questionnements qui nous concernent tous et qui sont universaux. On le sait, le théâtre ne sert qu’à ça, à faire circuler la pensée, car, ce qu’on sait aussi, c’est que dès que la pensée est arrêtée la violence survient. C’est aussi ce que démontre G.Kaiser dans sa pièce…

Inferno : Vous nous parlez encore de pouvoir et de manipulation…
Il y a de ça chez ces enfants. Mais au-delà de ça, le travail que j’ai essayé de faire avec Henry VI, Richard III et avec cette pièce c’est simplement donner à voir et à entendre les questionnements soulevés par ces auteurs… et comment ils étaient éclairants, d’après moi, dans les temps que nous traversons. Je ne crois pas être un metteur en scène qui donne des leçons… D’après moi, le metteur en scène n’est pas l’éclaireur. L’éclaireur c’est l’auteur, le poète. Je n’en suis que le porteur, celui qui fabrique l’écrin le plus adéquat pour que la pensée de l’auteur soit entendue, et ainsi, faire circuler la pensée pour, je l’espère, plus de discernement que je souhaite évidemment citoyen.

Inferno : Attaché depuis toujours à la notion de « compagnie » avec la Piccola Familia vous proposez une évocation du Festival d’Avignon de 1947 à 2086, « Le ciel, la nuit et la pierre glorieuse ». Quel est le sens de cette proposition dans cette programmation très politique ?
Au départ, c’est une proposition d’Olivier Py d’inventer quelque chose pour la 70eme édition du Festival. Son envie était de ré-investir ce créneau du jardin Ceccano : un espace de représentation libre et propice à l’invention avec un rendez-vous quotidien, tous les jours à midi, où l’entrée sera libre et ouverte à tous : ça c’est déjà politique. Il m’a dit avoir pensé à la compagnie, vous avez raison de le souligner.Il voulait que ce soit une jeune compagnie, enfin… une compagnie de jeunes. On n’est plus vraiment une jeune compagnie, ça fait maintenant 10 ans que nous existons…
Il a donc voulu que la compagnie prenne en charge l’histoire du festival et on est tombé d’accord pour ne pas faire « une histoire », un objet muséal, commémoratif. Mais au contraire, essayer d’interroger ces 70 années et même d’imaginer les 70 prochaines éditions. Je précise que c’est vraiment un travail collectif, ce n’est pas une mise en scène de Thomas Jolly, moi je serai acteur, dans le travail collectif avec mes camarades de jeu. La forme sera assez hybride et spontanée. Nous avons choisi 16 entrées, 16 axes, axes historiques par lesquels on est obligé de passer comme par exemple la création du festival, Jean Vilar mais aussi des axes plus politiques comme « les échos de l’actualité depuis 70 ans dans les éditions du festival ».

On a ouvert une fenêtre sur « politiques et subventions », une autre, importante, sur l’intermittence, comment elle a déplacé, bousculé et chahuté le festival, les grands auteurs, les grandes œuvres mais aussi les fours et les projets avortés.
On aura aussi un épisode sur les directeurs et directrices du Festival qui se retrouvent ensemble pour discuter. On aura à la même table Jean Vilar, Hortense Archambaud, Vincent Baudrier, Olivier Py qui vont parler ensemble du Festival d’Avignon. Une fenêtre sur les critiques, une autre sur les éditions un peu phares qu’ont été 66 mais aussi 2005. Et aussi, ouvrir une réflexion sur ce que pourrait être le Festival dans 70 ans. Pour ce faire, nous allons travailler avec des enfants d’Avignon qui vont écrire eux même, inventer et réfléchir à ce que pourrait être le futur de ce festival. Il y aura évidemment l’histoire officielle mais on souhaite aussi travailler sur une histoire plus intime en allant chercher des témoignages de gens qui auraient traversé le festival depuis x années… des spectateurs qui viennent depuis 50 ou 60 ans. C’est vraiment une récolte de matériaux historiques, de témoignages et aussi d’inventions d’écritures avec les enfants et les deux auteurs qui nous accompagnent sur ce projet (Manon Thorel et Damien Gabriac). Chaque jour il y aura une proposition différente : c’est un projet hybride, une sorte de performance qui laisse beaucoup de place à l’improvisation, qui n’est pas formatée et qui reste très ouverte pour pouvoir brasser le passé, le présent et le futur du festival.

Inferno : Malgré les changements de direction artistique le Festival et les artistes associés ont toujours revendiqué leur attachement à un théâtre dit populaire, quelle en est votre définition ?
Ma définition est très simple. En fait je pense que le théâtre populaire ne peut pas aller sans l’exigence artistique, l’un et l’autre vont ensemble. S’il n’y a pas d’exigence, alors on est populiste et s’il n’y a pas de populaire, alors on est élitiste. Je tiens à ces deux notions là, quand j’entends théâtre populaire, j’entends forcément théâtre exigent. D’ailleurs cela se confirme parce que le populaire, la population, le peuple ne s’y trompent pas. Les grandes œuvres populaires ne sont pas des œuvres simples ou faciles, ce sont des œuvres exigeantes et pour autant cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas parler à tous. Je suis vraiment attaché à cette définition là, échafaudée au cours de ces sept années de Shakespeare. Shakespeare a trouvé la bonne formule, il s’adresse à tous, c’est à dire qu’il met dans la bouche des rois le langage des paysans et il met dans la bouche des paysans le langage des rois, parce qu’il sait qu’en face de lui il y a l’humanité entière dans ce globe qui le regarde. Cette rencontre là est possible parce que le théâtre advient dans le constat que nous sommes tous des êtres vivants au même endroit, en même temps.

Inferno : Tel un ogre créatif vous semblez vouloir toucher avec une certaine boulimie à toutes les formes de créations liées à la scène, à l’enseignement, à l’opéra. Quelle en est la motivation ?
Etre un ogre ah! ah! ah!!! C’est assez rigolo cette formulation. La première des motivations c’est le désir, le désir guide ma vie, guide mes actes. Le désir pour des œuvres ou le désir pour des formes. Mais bien souvent, il faut que ce soit les deux. Et puis, la deuxième chose qui guide mon appétit de théâtre, ma gourmandise et non ma boulimie, est que je cherche à raccrocher le théâtre à la réalité dans laquelle nous vivons. On parlait de culture populaire… On parlait de culture populaire… j’aimerais qu’il y ait pour un spectacle le même engouement qu’il y a pour la sortie d’un film au cinéma ou la sortie d’un album d’artiste de la chanson. Je souhaite qu’on puisse briser un peu cette réputation que traîne le théâtre d’art bourgeois, d’art élitiste, d’art ennuyeux. Cette réputation lui colle à la peau. Evidemment c’est une réputation, je ne pense absolument pas que le théâtre soit bourgeois, ni élitiste et ni ennuyeux sinon je n’y passerai pas ma vie. Par contre je sais que cette réputation est tenace, ça ne passe pas forcément par des spectacles qui mettent ça à plat mais par tout un tas d’actions que l’on a mis en place dans la compagnie depuis 10 ans pour aller chercher les publics là où ils sont en créant des formes nouvelles. Par exemple je parlais d’Henry VI. Alors oui, il y a eu le « gros » Henry VI, ça c’est exigeant, c’est 18 heures de Shakespeare, mais il y a eu des petites formes qui se sont promenées sur les places de marchés, dans les écoles, dans les jardins privés ou publics, dans les salles des fêtes… tout autour, il y a eu des ateliers d’écriture, de jeu. Bref… une émulation comme ça autour d’un objet théâtral quel qu’il soit, qui permet aux gens de faire lever ces appréhensions-là, de faire lever ces scepticismes parce qu’en fait c’est facile à retirer. Mais c’est à nous les artistes, à mon avis, de prendre ça en charge. On ne peut pas attendre d’un spectateur lambda qu’un beau matin il se réveille et se dise  » Ah mais en fait le théâtre ça me plaît! ». Il faut l’amener à ça et moi c’est le travail que j’essaye de faire avec la Piccola Familia.

Inferno : D’où l’utilisation des nouveaux médias dont vous êtes friand et expert ?
Oui! Disons que je connecte le théâtre à sa réalité d’aujourd’hui. Le théâtre est en retard, enfin… il est toujours en retard, il est tout le temps un peu à la bourre. On peut citer du Shakespeare sur Tweeter. Je pense que passer par le numérique fait revenir au vivant, je crois très fortement dans ce détour, ce n’est pas du tout pour gadgétiser ce qui est le piège de ces outils numériques. Je pense que si Jean Vilar a travaillé à la décentralisation en termes de territoire géographique, il est temps de penser à la décentralisation et la démocratisation en termes de territoire numérique, la décentralisation 2.0 ou le Jean Vilar 2.0. Passer par ces nouveaux médias ou ces réseaux sociaux permet aux gens de venir pousser la porte d’un théâtre. Je m’intéresse à ces nouveaux médias, je cherche, je fais des expériences, en tout cas je ne me refuse rien. Le lien avec les spectateurs est comme une prolongation du spectacle et se fait aussi via les réseaux sociaux. C’est une accessibilité qui permet des débats par des messages Facebook ou Tweeter avec des spectateurs de retour chez eux, marqués, heureux ou colère, ou ayant des questions. Ça fait aussi partie de mon envie de désacraliser, de mettre le théâtre dans la vie.

Inferno : Qu’espérez-vous pour cette édition du Festival d’Avignon ?
Seul Avignon a ce pouvoir de brasser à ce point la pensée sur un temps relativement long et de manière si concentrée, avec le théâtre. J’espère que cette concentration de pensée réussira à éclairer un peu notre période. J’espère aussi que nous trouverons les moyens de nouvellement penser à notre société. Mais aussi de traiter la question de l’intermittence et de l’attaque que nous subissons encore aujourd’hui. Il serait évidemment très dommage pour moi de ne pas profiter de ce festival comme d’une tribune constructive. À chaque fois, le festival est l’occasion de rebrasser les outils politiques. Et cette année, encore, mais peut-être avec davantage d’urgence, et dans la multiplicité des enjeux contemporains, le Festival pourrait être la fabrique pour construire « à nouveau ».

Propos recueillis par Pierre Salles

Photo Olivier Metzguer

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