« JESTER », L’INFINIE COMEDIE DE LA FOLIE PARTAGEE

« Jester » d’après « L’infinie Comédie » de David Foster Wallace – Cie du Soleil Bleu – Laurent Laffargue -Le Glob Théâtre de Bordeaux – du mardi 5 au vendredi 8 décembre.

Laurent Laffargue, à qui l’on doit la très belle adaptation de Molly Bloom de Joyce portée à la scène avec Céline Sallette en Molly « renversante », semble particulièrement affectionner les romans fleuves. Il s’attaque ici à une libre adaptation du roman-monde de David Foster Wallace dont le titre traduit en français – « L’infinie Comédie » – est un clin d’œil à peine déguisé à La Divine Comédie de Dante. L’écrivain états-unien y décrit en 1996, dans un monde – à peine – futuriste, la descente aux enfers d’une société (La Société du spectacle, Cf. Guy Debord) gangrénée par la consommation et autres addictions licites et illicites qui conduisent tout droit dans le mur cauchemardesque de l’aliénation généralisée.

Le metteur en scène bordelais choisit comme lieu de représentation le décor de murs blancs aseptisés d’un centre de désintoxication pour toxicomanes et alcooliques, Ennet House, dont le fonctionnement n’est qu’un avatar de la société qui le produit. Pat, la doctoresse en chef – au nom inscrit en gros sur le dos de son vêtement – cristallise à elle seule tous les clichés en vogue. Sexy, superficielle à souhait avec ses deux couettes et son maquillage outré, micro en mains comme si elle animait un rock show, elle va aligner les assertions, des plus ringardes aux plus fantaisistes (« le cœur des alcoolos est deux fois plus gros, les pénis noirs ont la même taille que les pénis blancs »), mêlées à d’hypothétiques constats statistiques qu’elle énumère dans une litanie décousue, soulante à l’envie, pour commenter en direct – « en faisant spectacle », là est la cible – le cas de ces paumés venus là en quête d’écoute qu’ils ne trouveront évidemment pas.

Parmi eux, Hal, tennisman surdoué, avocat devenu accro des drogues. Il fait irruption sur le plateau, talons hauts, bas résille, short moulant en cuir, torse nu, portant négligemment sur l’épaule une robe léopard à fines bretelles, et frappant son torse comme si des bêtes immondes venaient le tourmenter… Puis Hal, revenu de son trip, s’assoit, quitte ses chaussures, revêt un pantalon et un polo rouge… Il prétend être là pour son sevrage mais dès qu’il se retourne on lit sur son T-shirt : Joke, une plaisanterie effectivement… Hal continue à se défoncer en secret. « Les drogues sont communes dans les établissements scolaires étatsuniens et autres institutions, elles permettent de gérer chimiquement les intempéries personnelles. Leurs conséquences lourdes empêchent toute performance de haut niveau », débite Pat comme si elle avait en charge le bulletin météo de la station.

L’usage des produits illicites entraîne l’exclusion des élèves tennismen. Mais tout est organisé pour contrefaire le règlement. Grâce aux galeries souterraines, Hal et les autres peuvent émerger l’haleine nettoyée sans que les surveillants n’en disent mot… Est-ce qu’il existe une prière quand on a envie de se pendre ? Soixante pour cent des personnes arrêtées pour drogue ont été violées. Certaines prostituées toxicomanes ont plus de mal à arrêter la prostitution que la drogue. Il y a autant de mots pour désigner l’organe sexuel féminin que le masculin… Cacophonie de remarques qui s’entremêlent sans que l’on repère précisément ni leur auteur, ni le fil conducteur, le tout participant à la réification d’un monde où réalité et hallucinations hypnotiques s’entremêlent pour ne former qu’un magma informe.

Hal, garrot au bras, se fait une piquouse en direct. Il avoue être toxicomane, que c’est plus fort que lui et réclame à cor et à cri l’aide du Docteur Pat. Cette dernière, très à l’abri derrière son statut qui lui économise toute empathie humaine, lui offre en retour les sempiternelles calembredaines politiquement correctes : « Sachez que si vous arrivez à dominer l’envie pendant la durée de la crise, l’envie s’arrête… Du moins pour un moment », ajoute-t-elle, cynique.

Craving est écrit au tableau avec sa traduction (Envie Irrésistible) en lettres capitales, comme la peine qui y est associée. Hal mobilise toute la raison qui lui reste pour tenter une explication… A part l’andouille de juge qui a décidé de son internement, il a toujours été un avocat d’excellence. Bien sûr, il a quelques trous de mémoire, quelques scènes de ménage oubliées, mais que lui demande-t-on exactement de reconnaître ? Et le Docteur Pat de poursuivre en parallèle, comme dans une émission de téléréalité, ses commentaires. Les alcooliques ont un rapport addictique à la pensée. Perdre le fil de la pensée est la marque du début de sevrage.

Cette façon insupportable de pianoter avec ses doigts… Certes, je l’ai piquée avec une fourchette. Je ne veux pas me défiler… et si la puissance intérieure appelée Dieu… Embrochée avec la fourchette… C’est vrai, on est là pour apprendre à vivre ensemble… Et Le Docteur Pat, de lui répondre magistralement : Que le dieu des narcotiques anonymes n’oublie pas que vous croyez en lui.

Lui « devient fou » face à cette réponse, il court en tous sens dans les travées occupées par les spectateurs. N’a-t-il pas déjà sacrifié neuf mois de sa carrière en étant là, et ce serait maintenant pour faire des prières ?
Puis la scène bascule. Un brancard, poussé par le Docteur Pat, arrive sur le plateau aseptisé. Un drap dissimule un homme recouvert d’un linceul, seuls ses pieds dépassent. De la fumée s’échappe du « mort » dont la voix d’outre-tombe, va « désembobiner » l’épisode du sevrage, vécu jusqu’à ce que mort s’ensuive. Il avait toujours réussi à vendre ses charmes à quelqu’un. Mais il avait vieilli, il dégageait une odeur de pourri jusqu’à le déranger lui-même. Plus le sevrage avançait, plus il était malade, plus les crevasses et nodules prenaient possession de son corps. La benne à ordures dans laquelle il avait trouvé refuge, personne n’osait s’en approcher. Il trouva un répit dans les ténèbres des cabinets de la bibliothèque. Six jours passés là, glacé jusqu’aux os, son haleine lui faisait mal aux dents. Cette merde que la chasse n’arrivait pas à enlever, c’était le couloir de sa vie qui était devenu ce flux. Il pesait 45 kg. Les premières hallucinations du delirium tremens l’assaillaient. Des armées de fourmis le harcelaient. Il orna son chapeau de papier hygiénique. En trois semaines, il n’habitait plus le même monde. Conflit des synapses… Seize flacons de sirop à la codéine pour contrebalancer les effets du sevrage alcoolique. Des étincelles violettes tombaient du plafond. Il souillait le sol, le fauteuil, son corps était imprégné d’une odeur de pisse. Ses membres se détachèrent et se mirent à flotter. Puis il n’entendit plus rien comme s’il était devenu l’espace qu’il occupait. Le sol devint le plafond. Sa tête se dilata… Et le Docteur Pat de recouvrir le défunt sevré, en ôtant sa perruque d’animatrice du spectacle qui se clôt. Thank You, Jester !

La mise en jeu de ce show – organisé à renfort de vidéos projetant des vues américanisées – qui doit aux bruits du dehors d’avoir pénétré jusqu’aux locaux d’une institution de soins, en dit long sur l’état de décomposition avancée d’un monde régi par les ressorts d’une société elle-même addicte aux dérives du bling bling. Le sevrage dans ces conditions est condamné à conduire à une mort atroce ceux et celles qui seraient censés pouvoir obtenir de la société les soins que leurs propres addictions réclament. On se souvient de ce que disait Antonin Artaud dans la Conférence du Vieux Colombier : « la société me dit fou parce qu’elle me mange, et elle en mange d’autres ».

La confusion entre « malades » en partie conscients et « soignants » en grande partie ravagés se retrouve projetée sur le plateau du Théâtre du Glob, au travers de ce flot ininterrompu où les personnages s’entremêlent sans qu’il soit toujours évident de les identifier, écho parfait des frontières labiles entre réalité et hallucinations qu’elles soient psychiques ou orchestrées par la société du spectacle. Laurent Laffargue se retrouve dans cette orchestration du désordre dont il fait son miel. Cependant, la plus grande qualité de sa création, est peut-être à rechercher du côté de la remarquable interprétation d’Antoine Basler à qui il confie le rôle principal. Son jeu à lui seul exprime l’inquiétante étrangeté de ces folies partagées.

Yves Kafka

Photo Pierre Planchenault

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