« MEDUSE », DERIVES EN ABYME

72e FESTIVAL D’AVIGNON. « Méduse » Les Bâtards Dorés, Gymnase du Lycée Saint-Joseph, du 20 au 23 juillet à 15 h

<strong>« Méduse », dérives en abyme

« Levez-vous pour accueillir la cour »… A cet appel, les spectateurs – la cohorte des sans grades (les matelots) des gradins, la poignée de privilégiés (les officiers) des chaises situées à l’opposé, et les six (les jurés) alignés sagement au pied de la chaire de la Présidente – se dressent comme un seul homme. Après avoir pris soin de faire asseoir les citoyens ainsi adoubés, les rôles distribués, Madame la Présidente prend alors la parole pour déclarer ouvert le procès de la frégate Méduse dont le naufrage en 1816, immortalisé dans la mémoire collective par la toile monumentale du peintre Géricault – trouvant une réplique décalée dans la gigantesque fresque réalisée en direct par l’artiste Jean-Michel Charpentier – défraie de nouveau la chronique suite à la publication d’un livre commis par l’un des protagonistes impliqués dans cette sale histoire de naufrage. A l’attention des jurés, elle rappelle alors les faits…

« Immergé » dans le procès qui se déroule ici et maintenant, le spectateur va assister du point de vue qu’est le sien – marqué par l’assignation sociale héritée (mais aussi par ses convictions personnelles d’avant séance…) au témoignage de deux survivants du drame. A la barre l’officier chirurgien n’aura de cesse de prouver que même si la quasi-totalité des officiers du radeau a survécu là où a péri la grande masse des matelots, ce n’est aucunement affaire de discrimination programmée mais le résultat des beuveries et autres comportements inadéquats du bas peuple embarqué sur la frêle embarcation à la dérive. Le matelot lui, jaillissant des rangs des gradins où il avait pris place incognito parmi les plébéiens, indigné par les propos entendus, présentera une toute autre version des faits : l’extermination des sans grades a été systématisée par les officiers pour les éliminer afin de garder pour eux la nourriture précieuse.

Impressionné par la fougue des intervenants, le spectateur pris entre deux feux, se construit une idée des responsabilités en lien direct avec ses prérequis personnels. Comment ne peut-on pas condamner une occupation de l’espace organisé sciemment pour que les manants placés en périphérie du radeau aient toutes les « chances » de périr noyés alors que la place centrale réservée de droit aux officiers leur assurait des chances de survie infiniment plus grandes ? Comment ne pas condamner les gestes de barbarie des officiers galonnés qui n’hésitent pas à tirer sur les matelots sous couvert de l’autorité qu’ils détiennent de leur commandement ? N’y a-t-il pas là des faits qui font écho dans notre temps contemporain à la violence éhontée du libéralisme sauvage qui « nourrit » les actionnaires en sacrifiant les travailleurs et n’accorde pas la même importance à la vie selon qui la détient ?… Enfin, c’est ainsi que l’on peut « entendre » les événements si l’on se sent proche idéologiquement du matelot. D’autres pourront en revanche « penser » avec l’officier chirurgien que s’il a tranché la gorge de la cantinière – seule femme à bord – c’était pour abréger ses souffrances atroces, un acte de charité chrétienne en somme. Et s’il a été contraint de trucider des matelots en leur tirant dessus, c’est parce qu’ils mettaient en péril la vie des autres passagers… C’est fou comme le rapport à la réalité varie selon la classe d’appartenance ou/et les convictions politiques de chacun.

Alors, après les témoignages entendus de la bouche des protagonistes, l’expérience sensorielle proposée, sera-t-elle de nature à éclairer le jugement en dehors des présupposés idéologiques qui constituent la matrice du jugement de chacun ? La seconde partie immerge le spectateur directement dans la réalité insoutenable vécue par les naufragés à la dérive. Le délire qui s’empare alors d’eux les amène à des actes d’avidité où on les voit avec une frénésie hystérique couvrir la fresque de taches de peintures symbolisant le commerce des matières qui va les enrichir à coup sûr, écho grandguignolesque de l’enrichissement des colonisateurs lié au commerce triangulaire. A l’avidité dévorante s’ajoute la cruauté d’actes de cannibalisme partagés comme déchiqueter à pleines dents la chair des morts (et des encore vivants !) pour survivre. L’écume aux lèvres, l’officier et le matelot nu, rejoints par d’autres, se livrent à des scènes débridées sous l’effet de la folie délirante qui les a tous gagnés. Les poèmes Ode Maritime de Fernando Pessoa et Océan Mer de Alessandro Baricco viennent apporter une résonnance poétique à ce qui n’est que sauvagerie déchaînée. « S’ils sont encore en vie, c’est parce qu’ils ont mangé la chair et bu le sang »…

Fort de cette expérience sensible, le jugement a-t-il été modifié ? Après les avoir vécus par transfert, apprécie-t-on différemment les comportements de chacun exposé à des situations extrêmes ? C’est le moment où les jurés guidés par un greffier nu (il faisait partie des scènes précédentes), vont se retirer pour délibérer. Si les prémices de leur débat parviennent dans la salle par transmission radio, très vite le son faiblit et du verdict prononcé, on n’en entendra évidemment rien. Le spectateur est laissé face au plateau vide, face à sa conscience délibérative.

Cette histoire ancienne dont « le naufrage » n’est pas, au-delà de son écho universel et atemporel, sans évoquer des situations contemporaines est prétexte à créer des situations de jeu percutantes tout en provoquant une réelle réflexion. Ainsi il en est de l’intervention filmée en vidéo d’un sociologue, déjanté (bouffée d’humour qui allège le récit dramatique) mais très pertinent dans ses propos « savants » tenus sur un ton goguenard, qui propose une analyse décalée et jubilatoire des rapports de pouvoir et de domination régissant cette mini société « à la dérive ». Quant aux acteurs du collectif Les Bâtards Dorés, dans une proximité réelle avec le public, ils se lancent à corps perdus dans l’aventure créatrice en endossant jusqu’à plus soif les délires de leurs personnages. Une intéressante réalisation tant par la visée philosophique de son contenu boosté par sa forme immersive, que par sa fabrique mobilisant à bon escient plusieurs disciplines (poésie, théâtre, musique, chant, vidéo, peinture) au service d’un projet qui, s’il peut apparaître parfois un peu trop dans la monstration, convoque de manière ludique le passé pour « réfléchir » le présent.

Yves Kafka

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