« BUSINESS IN VENICE », UN SHAKESPEARE EXUBERANT PLUS VRAI QUE NATURE
« Le Marchand de Venise, (Business in Venice) », texte William Shakespeare, texte français et adaptation Vanasay Khamphommala, mise en scène Jacques Vincey – au TnBA Bordeaux, du mardi 22 au samedi 26 janvier 2019.
Un Shakespeare exubérant plus vrai que nature
Drôle de pari que celui de Jacques Vincey que de faire retraduire par un éminent contemporain (Vanasay Khamphommala) la pièce attribuée à Shakespeare, pour en interpréter ensuite le rôle phare, celui du « Juif indigne » Shylock l’opposant au « bon catholique » Antonio dans un affrontement effréné mêlant comédie, tragédie, show télévisuel, travestissements, musique psychédélique et morceaux choisis de bravoure rhétorique. « Business in Venice », sous-titre, se donne en effet comme un ensemble composite qui – si ce n’est à la lettre – rejoint dans sa liberté créative la proposition hors norme du dramaturge élisabéthain.
Tout commence par un stand-up désopilant de Lancelot, clown serviteur de Shylock (avant de devenir celui de Lorenzo l’amoureux catholique de Jessica, fille du juif) faisant voler en éclats le quatrième mur. Marchandant au pied du plateau sa présence avec l’appétit décalé d’un usurier bonhomme voulant obtenir du public une contribution supplémentaire de quelques euros, il délivre non seulement l’avertissement qu’il s’agira là non de la pièce originale de Shakespeare qui sera revisitée pour l’occasion – Cf. le décor de supermarché dont les gondoles regorgeant de produits de consommation n’ont toutefois rien à voir avec le fait que l’action se déroule à Venise – mais aussi que le débat très actuel sur la dette à payer traversera de part en part l’intrigue et en constituera l’un des « intérêts » contemporain. Superbement interprété par Pierre-François Doireau – qui crève une nouvelle fois le plateau du début à la fin en le traversant avec la lance qui revient de droit au nom de son personnage – sa harangue en face à face est libérée des amarres du politiquement correct – « Allez les cathos donnez et il vous sera donné… C’est mieux qu’un billet de tombola acheté à des scouts pour qu’ils aillent ensuite se faire enculer dans les bois… Moi je vous propose de l’amour… » -, on est prévenu, ça va décoiffer grave.
Changement de registre et de niveau de langue. Antonio le marchand de Venise – joué par Jean-René Lemoine au ton (trop) monocorde dépressif – apparaît dans son habit flashant de superman contrastant avec sa prétention drapée de bonté divine à collerette pour deviser en termes choisis sur la mélancolie qui l’habite et assurer Bassanio qu’il se saignerait aux quatre veines, si besoin était, pour trouver l’argent nécessaire afin que son protégé puisse séduire la belle Portia, riche créature que la fortune a dotée de tous les charmes.
Dans l’atmosphère de comédie carnavalesque de Venise livrée aux excentricités d’une foule arborant masques, déguisements en tous genres et excès fêtards, va se jouer un drame sur fond d’une opposition implacable entre « le bon » Antonio, catholique fervent prêtant toujours sans intérêts (… autres que ceux d’obliger à jamais ses débiteurs… privilège des riches d’asservir insidieusement en prodiguant leur bonté fort coûteuse aux pauvres), et « l’ignoble » Shylock, juif usurier qui entend bien que la loi incarnée par le Doge soit respectée lorsqu’il demandera l’exécution du contrat conclu avec le Marchand de Venise : une livre de chair prélevée au couteau au plus près du cœur si les trois mille ducats qu’il lui a prêtés ne pouvaient lui être restitués… Les fonds du Marchand catholique étant mis à mal par l’apparente mauvaise fortune réservée sur mer à ses navires en perdition, il se retrouvera dans l’incapacité de rembourser la dette contractée, et devra se plier à la volonté de l’usurier juif dont la cruauté semble définitivement sans appel…
Pièce antisémite sur l’inhumanité des juifs ? Ou pièce sur l’antisémitisme des catholiques traitant – en toute bonne conscience – de chiens et de cœurs durs ceux qui n’entrent pas dans le giron de leur croyance méritant à leurs yeux le pire des mépris et des traitements indignes ? Lorsque Shylock énonce avec un calme glacial : « Un Juif n’a-t-il pas des yeux ? Un Juif n’a-t-il pas des mains, des organes, des dimensions, des sens, de l’affection, de la passion ; nourri avec la même nourriture, blessé par les mêmes armes, exposé aux mêmes maladies, soigné de la même façon, dans la chaleur et le froid du même hiver et du même été que les Chrétiens ? Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? Si vous nous chatouillez, ne rions-nous pas ? Si vous nous empoisonnez, ne mourrons-nous pas ?… Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ? » ne dit-il pas là une vérité première difficile à réfuter ?
L’interprétation tout en nuances de Jacques Vincey qui endosse le personnage maudit est à ce titre remarquable : elle fait entendre avec force cette dualité de vue en ouvrant les deux pistes sans jamais en clore une. On est en effet conduit à se demander s’il n’y aurait pas partage de cruauté entre l’inhumanité du juif qui est prêt à plonger son couteau dans le vif de la chair du chrétien afin que par vengeance délibérée le contrat soit honoré, et celle du même chrétien qui, sûr de sa supériorité de dominant, bafoue sciemment la dignité du juif rabaissé au statut inhumain de bête immonde sacrifiée à l’occasion ? On est là dans le vif du sujet exposé déjà par la lucidité « clair-voyante » de Shakespeare, il y a quatre siècles de cela.
Quant à l’autre intrigue, du ressort elle de la pure comédie – les prétendants à la main de Portia départagés par le choix de trois coffres à ouvrir – elle est traitée comme un show télévisuel avec moult recours à la vidéo, participant à l’esprit même des créations de Shakespeare qui, on le sait, se plaisait à mêler des genres opposés. En revanche, il aurait été sans doute plus judicieux de réduire sensiblement la durée de cette séquence saturée d’effets volontairement grotesques et quelque peu lassants.
L’un des moments paroxystique de la pièce sera le jugement où les prévenus – Antonio et Shylock – sont appelés à la barre afin d’entendre le verdict du Doge, garant de la pérennité de La République de Venise au travers du respect scrupuleux de ses lois. La joute entre « le docteur en droit » (en fait Portia, la maîtresse de Bassanio, travestie) appelé à la rescousse et Shylock est alors un vrai joyau d’habileté visant en filigrane à éclairer le public sur l’écart entre la légalité et la légitimité. « Aucun pouvoir à Venise ne peut modifier la loi. Le commerce de Venise en souffrirait », aussi, sans un retournement « légal » de situation, la pièce se terminerait-elle en tragédie sanglante…
Et, comme c’est une comédie, ainsi que le répertoire shakespearien l’annonce dans sa classification, c’est par une salve de bonnes nouvelles fêtées dans les lumières psychédéliques d’une méga fête que se conclut ce remake contemporain d’un « Business in Venice » truffé d’énergie et riche en questionnement critique.
Yves Kafka
Photos Christophe Raynaud de Lage