RABIH MROUE / THE PIXELATED REVOLUTION

Correspondance à Beyrouth.

« They proceed to record the event that they are creating » (Ils se mettent à enregistrer l’événement qu’ils sont en train de créer…)

Beyrouth. Vendredi 3 décembre 2011. Rabih Mroué vient s’asseoir vers 20h à son bureau, éclairé de son mac relié à un projecteur, derrière lui. Quelques deux cents impatients sont venus à Ashkal Alwan*, vaste salle d’un bâtiment en périphérie fraîchement reconverti en espace de travail et de présentations des créations contemporaines. Un des plus grands artistes de la scène libanaise, acteur (Je veux voir, 2008 avec Catherine Deneuve mais pas seulement)-réalisateur-performeur, est un adepte du « théâtre semi-documentaire ». Très pratiqué au Liban, ce format conférence-performance travaille à la frontière réalité/fiction. Après la guerre, les guerres, la fiction est venue emboîter le pas du réel pour dire la catastrophe. Pour dire autrement l’indicible.

Ce soir Rabih Mroué est venu présenter une « lecture non-académique », La révolution pixellisée. Elle n’aura lieu qu’une fois –pour échapper à la censure. Il est parti d’une réalité voisine, d’une réalité immédiate, la Révolution 2011 –et toujours 2012- du peuple syrien contre le régime pour le moins autoritaire de Bachar Al-Assad. Révolution qui pour la première fois dans l’Histoire  est médiatisée par une nouvelle image, l’image digitale de « basse résolution ». Filmées à la volée, chaotiquement, et massivement, les images de cette révolution syrienne témoignent et se font le lieu d’une résistance ici et maintenant, sous l’œil du monde entier.

 Des vidéos de l’inter-dit
Nul ne l’ignore, la toile représente le lieu d’un trop-plein d’images (folles) noyées dans « un monde impure et pécheur nourri de rumeurs ». Rabih Mroué attaque ainsi de front la question de l’image digitale en tant qu’image alternative au marché de l’image, d’une image-musée, institutionnalisée enfermée dans le réseau des médias. Nouvelles images qui envahissent et viennent déranger l’ordre d’un réseau médiatique, d’un système de l’image établi.

C’est bien sur la toile devenue lieu de la résistance, lieu de la clandestinité que viennent se loger les vidéos de Syriens en lutte contre un régime ô combien tyrannique. Un régime ni plus ni moins criminel de guerre contre l’humanité ne laissant pas un soupir à sa propre population. Plus de 5 000 Syriens tués depuis mars 2011. Le monde entier a découvert des images tremblantes, toujours en mouvement, images haletantes qui bafouillent sans discontinuer, sans se décourager. Images d’instants de grâce. Et Rabih Mroué de confronter ces images échappées, dispersées suivant la logique spontanée des manifestations aux images remarquablement stables et ordonnées du régime –de la chaîne télévisée d’Etat Syria TV. Face au trépied du mensonge comme de l’eau de roche, les images de l’opposition syrienne ont l’honnêteté d’un temps réel, du hinc et nunc. Un temps qui ne se reconstruit pas.

Une Histoire alternative
« Ils se mettent à enregistrer l’événement qu’ils sont en train de créer » déclare Rabih Mroué. Il n’est pas question de prétendre à une certaine Histoire, de construire une Histoire pour l’opposition syrienne. Ces images sauvages mises en ligne par centaines, par milliers sur internet ne disent rien de moins qu’un témoignage, une réappropriation de la vérité. Rabih Mroué lit ces images comme les « fragments d’un journal dans la perspective d’une histoire alternative ».

Et le dogme 95
Pour mettre en évidence cette image révolutionnaire à contré-pied, Rabih Mroué imagine une liste fictive de conseils pour filmer les manifestations de Syrie. Le Dogme 95 vient rencontrer les manifestants syriens quant à la manière de filmer ce qui est en train d’avoir lieu. Le Dogme 95 fut établi au cinéma par les réalisateurs scandinaves Lars Von Trier et Tomas Vinterberg (Les idiots, Festen). Au caractère instinctif de ces vidéos Rabih Mroué relève les principes d’une vidéo d’ici et maintenant, d’une vidéo qui ne négocie pas avec le réel. Non sans ironie tragique, Rabih Mroué énumère les conseils pour réaliser une « bonne » vidéo. Ainsi n’est-il « pas nécessaire pour la vidéo d’être en 35mn. Il est conseillé d’utiliser des téléphones portables munis de caméra pour leur légèreté », « dispose d’une carte mémoire à tous moments » et « ne t’inquiète pas de la clarté de l’image ou de sa qualité, ce qui compte est d’enregistrer l’événement comme il a lieu ». Le critère premier étant l’authenticité, le fait réel. De même, il ne faut surtout pas rajouter de lumière, superposer de sons : montage prohibé. Ne surtout pas dramatiser, ne filmer que les armes qui tuent. Les balles en train de tuer. La vérité ici et maintenant.

Un spectateur acteur de la révolution syrienne
Mais l’artiste libanais parle depuis une petite estrade, d’un haut-lieu de l’art alternatif de Beyrouth, s’il en est. C’est aux artistes, à ses confrères acteurs, réalisateurs, vidéastes, metteurs en scène… étudiants aux Beaux-Arts, professionnels de l’image. Une élite a priori avertie du pouvoir de l’image.
Il est une parole proche du prophète à la voix sereine et mesurée qui ne trébuche pas d’un mot. Sans un regard il s’adresse à chaque visage, il m’apostrophe moi la Française qui ne comprends pas tout de suite (la lecture est entre l’arabe libanais et l’arabe classique…). Apostrophe révolutionnaire jusqu’au détail le plus pratique : « lanière de la petite caméra derrière le cou si tu dois courir »…

Je comprends mieux –je me souviens mieux du malaise palpable entre tous les rangs, à toutes les épaules –cette femme qui se plaignait d’une fièvre subite. Mes joues en feu ne venaient pas seulement de ma surdité d’étrangère –absorbant les images sans la distance réflexive de ce qu’il se disait, toujours en arabe- mais ce malaise a parcouru l’échine de chacun, je crois. Par-delà la violence des images et de leur contexte, il y avait cette apostrophe révolutionnaire proférée par une voix anormalement calme.

Rabih Mroué, ce soir-là, a fait de chacun de nous des réalisateurs-acteurs potentiels de cette révolution. Quand il n’est plus question de vivre, mais d’enregistrer  et peut-être alors de survivre en rendant justice. Plus que tout l’image prolonge le bras, allonge le regard de l’opposant et soutient sa révolution.

1 minute et 23 secondes
Le mouvement d’une course, portable vers le sol, calme et soudain, sans prévenir, éclatent des centaines voire des milliers de « Allah w Akbar ». Rabih Mroué décrit le mouvement des snipers, l’œil des sentinelles, la réaction des villageois. Jusqu’à ce que le réalisateur tombe et, de nouveau, le silence. « Est-ce qu’il est mort ? » Nous ne le saurons pas. La fin de ces vidéos est rarement sauve.

C’est alors que l’œil et la caméra ne feraient plus qu’un. « la mémoire de la caméra a remplacé le cerveau et la rétine de l’œil et est en train d’enregistrer les images » ici et maintenant.

On ne meurt pas des mains d’Allah
Grâce à des études physiologiques au XIXème siècle en optographie*, on a pu extraire la dernière image enregistrée par la rétine juste avant de mourir. La dernière image retenue par les victimes est celle de l’assassin. En Syrie, l’œil du téléphone portable est devenu l’œil du juge. Il s’agit de rendre justice. De dire au monde entier qu’on ne meurt pas des mains d’Allah. Des hommes indépendants de toute volonté divine sont, ici et maintenant, en train de nous tuer. Et la religion n’a rien à voir avec notre révolution.

Arracher l’identité des meurtriers -ces « pions du régime »- à l’identité de masse qui dissout l’identité de l’homme qui tue. Divulguer le nom des assassins « pour qu’ils puissent marcher parmi nous demain ».

« Les images seules ne mènent pas à la victoire »
Enfin, Rabih Mroué donne à penser ce nouveau « régime d’images » pour reprendre les mots du philosophe Jacques Rancière*. Distinctes du journalisme mais proches du reportage, hors visée esthétique ou encore moins économique : ces images non-signées appartiennent à tout le monde, « similaires aux rumeurs propagées d’œil à œil, de bouche à oreille ». Ces images en soi ne sont pas une victoire, un accomplissement. Simplement, instinctivement, ces images enregistrent les coups, l’humiliation, l’injustice et la folie tyrannique, ivre d’exécutions. Pas question d’immortaliser donc. Rabih Mroué oppose en dernier lieu ces images à celles trop montrées du 11 septembre. Les commanditaires de l’attentat contre le World Trade Center ont simultanément organisé une immense opération terroriste par l’image. L’effondrement de la première tour –filmée par des touristes- n’aurait été que la répétition avant le spectacle officiellement filmé par toutes les chaînes officielles de télévision de l’effondrement de la deuxième tour. Les martyrs sont immortalisés.

Or, la révolution syrienne de 2011, accompagnée et soutenue par l’image digitale, ne s’est pas préparée. Il n’est pas de répétitions à cette révolution. Il est une impulsion, formidable énergie, du peuple syrien qui témoigne ici, en Syrie, et ailleurs –sur internet- d’une Révolution en lutte contre la tyrannie d’un régime en train de commettre non moins qu’un crime contre l’humanité, encore maintenant. Car malheureusement « les images seules ne mènent pas à la victoire ».
 

Flora Moricet

(traduction du texte original de l’arabe vers l’anglais par Ziad Nawfal)

Voir aussi interview de Mroué l’été dernier : http://www.dailymotion.com/embed/video/xiiy5l Rabih Mroué (1) ITW Bruno Tackels Hybrides#3…

Laisser un commentaire

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Palais de Tokyo Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives