UN ENTRETIEN AVEC JÉRÔME GAME

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ENTRETIEN AVEC JÉRÔME GAME par Flora Moricet.

« OUI, JE PRATIQUE LA VIDÉO, LA PHOTOGRAPHIE : J’ÉCRIS DES TEXTES. »

 Compositeur, en-dedans et en-dehors de la littérature, au rythme d’une « caméra textuelle » et d’un micro aux récits qui disjonctent, Jérôme Game pratique une langue aux prises insaisissables. Allez l’écouter, vous y verrez le montage d’un film qui avance depuis ses arrêts sur lecture. Allez le lire, vous y visiterez une installation qui résiste à toute définition et se désiste à toute prise. Jérôme Game cherche des dispositifs où l’écriture est chargée d’autre chose, de l’image Youtube à la photographie, à l’art contemporain. Écrivain radiophonique, vidéaste du verbe, chercheur sonore, qu’importe l’enseigne pourvu qu’il y ait le devenir.  

Pour Inferno, à l’occasion de la sortie de son dernier livre-CD DQ/HK aux éditions de L’Attente, Jérôme Game nous confie de ses méthodes et traversées où se « raconte dans la langue » une « nouvelle puissance de fabulation ». Entre le mythe de Don Quichotte et la ville de Hong Kong, DQ/HKou deux livres en un, comme un double-album donnant à lire et à entendre deux pièces de poésie sonore faites d’enregistrements, de captations et de montage en studio, en voyage et en rencontres.

 Inferno : Pouvez-vous nous dire un peu de votre parcours, en tant qu’artiste ou autre« chose », qui êtes-vous ?

Jérôme Game : Je suis écrivain. J’ai écrit des livres de poésie, de poésie sonore, de vidéopoésie, des essais. J’ai fait des lectures-performances, seul, avec des musiciens, des danseurs, des plasticiens, des metteurs-en-scène. Les arts visuels et d’installation me sont essentiels. En ce moment j’habite entre New York et Paris. Quand je suis à New York j’enseigne le cinéma à l’université Columbia ; quand je suis à Paris, la philosophie à l’Université Américaine, à chaque fois en anglais. Ce qui me convient pour travailler : être étranger (ici) ; être à distance (de là-bas), être entre. Demeurer entre, m’y installer comme dans une case vide pour œuvrer sans s’alourdir de trop d’appartenances, de trop d’identités.

Même chose pour la méthode : l’écriture est ce qui relie toutes sortes de sensations et perceptions dans les devenirs qu’elle s’invente : devenir-images, devenir-scènes, devenir-sons, devenir-installations. Passer à une pratique scénographique ou plastique, c’est la continuer par d’autres moyens. C’est cette possibilité de passages latéraux entre pratiques via l’écriture, dans l’écriture, que j’ai cherché à mettre en place dans mon travail.

Inferno : À quoi ressemblent vos travaux en cours, vos derniers projets ?

Jérôme Game : En ce moment, je travaille sur deux projets. Tout d’abord DQ/HK,un livre/ CD de poésie sonore  rassemblant deux œuvres initialement créées pour d’autres supports: une pièce radiophonique,« HK Live ! », une pièce radiophonique produite pour France Culture en 2011, et « Fabuler, dit-il », une pièce entre littérature et création sonore autour de Don Quichotte réalisée avec le musicien Olivier Lamarche après une première version, scénique celle-là, créée à la Gaité Lyrique en 2012 avec les collectifs MxM (théâtre) et Motus (musique électroacousmatique). Ce que ces deux pièces ont en commun, comme les faces A et B d’une même méthode, est d’être une traversée à même des documents, des sons et des images. Traversée d’une ville, Hong Kong, perçue par les signes sonores et visuels qu’elle produit ; et traverséed’un monument littéraire, le Quichotte, via toute la production textuelle, culturelle, économique, narrative et musicale à laquelle il donne lieu.

Dans les deux cas donc, l’écriture est documentaire et sonore, objective et matérialiste (captée en Asie au micro MP3 et à la caméra/téléphone ou par cut-up dans Google, Wikipedia ou la table des matières du Quichotte). Ces thèmes sont pris à la fois comme monde imaginaire et comme mythe, mais aussi comme méthode : la méthode du cinéma de Wong Kar Waï, la méthode-Q pour Quichotte, ou comment manquer le réel en apparence, afin de pouvoir y respirer. L’idée : donner de nouvelles puissance à l’écriture, à la littérature, par ce qui n’est pas elle et peut doncrelancer ses puissances de figuration, de fabulation.

Pour la pièce radiophonique sur Hong Kong, j’ai d’abord laissé parler les lieux jusqu’à ce que l’écoute vacille et s’éveille, capte ce qui d’ordinaire reste invisible : les interstices où se jouent les directions que prend une vie, un couple, une émotion –et la figure que prend une ville. Via l’enregistrement sonore de Hong Kong sous son jour le plus prosaïque, j’ai tenté d’écrire comme un film qui sait filmer-pour-ne-rien-dire. Laisser tourner son enregistreur quand l’action a passé. Faire entendre ce moment-là et y poser le langage, y poser le récit, y séjourner en histoires : l’écriture radiophonique offre alors la machinerie sensible à même de démultiplier l’effort proprement littéraire de l’entreprise. Pour « Fabuler, dit-il » il ne s’agissait surtout pas d’adapter Cervantès mais de transmettre, par un ensemble de moyens composites (bégaiements, ellipses, trouées narratives, listes en tout genre, débuts mis en série, références non-homogènes etc.), la puissance pure de la fabulation. La musique d’Olivier Lamarche, concrète et virale, travaillant la mémoire, les traces de vécu, une idée de déjà-vu, ou jouant de l’immersion sonore, démultiplie l’effet de réel, d’extensionvers l’‘extérieur’, vers le ‘dehors’ tenté par la partition.

Mon second projet actuel est une fiction intitulée Departure Lounge, qui travaille l’univers des multinationales contemporaines, de la logistique, des aéroports internationaux. Un employé fait le tour du monde pour son travail, mais petit à petit sa sensibilité se désajuste des repères de son métier, il se détache de ce qu’il était supposé faire et être. Quelque chose en lui se désagrège et autre chose se recompose. Ce livre représente une nouvelle étape de mon travail. Tout en étant un récit, il fait feu de tout le bois, de tous les moyens que la pratique de la poésie m’a appris à produire pour casser un symbolisme ou un thématisme trop prégnants. L’écriture fonctionne souvent par dispositifs et entretient un rapport soutenu au document, à la photographie, à Youtube, à l’art contemporain.

Inferno : Est-ce qu’on peut vous lire sans vous entendre ? Est-ce que l’objet livre à part entière peut satisfaire votre démarche qui semble aller voir ailleurs si la littérature y est ?

 Jérôme Game : Departure Lounge est une fiction où le travail d’écriture se fait entièrement sur la page et dans une langue a priori commune. J’ai écrit de la poésie jusqu’à présent, bien qu’en France ce terme soit aujourd’hui le nom de code d’un brouillage des genres et d’un continuum de pratiques très diverses, souvent éloignées de ce que le mot peut a priori évoquer. De sorte que si l’écriture d’une fiction est nouvelle pour moi, l’idée de  bricolage permanent demeure, consistant à produire des rapports d’intensité dans l’écriture avec des matériaux souvent hétérogènes et via des captures de codes stylistiques dans d’autres pratiques, artistiques ou pas.

La fiction est pour moi prise dans ce programme commun à la poésie contemporaine, et qui tient en la désidentification de l’écriture par elle-même, et donc des choses et des pratiques qui y sont prises. Tout s’égalise dans ce régime d’écriture (ce qui ne veut pas dire que tout y vaut tout), tout peut y être refait, échangé (un son contre un sens contre une chose), tout y est susceptible de passer dans tout, directement et sans médiation (autre, évidemment, que la langue qu’on invente, et les régimes de lecture qu’elle offre). Et je crois que la littérature que je cherche à écrire dans ce nouveau livre peut s’y trouver autant « ailleurs » que lorsqu’elle est sur scène, dans des écouteurs ou projetée contre un mur. Un texte seul est une machinerie sonore et visuelle. C’est une performance, un dispositif, un assemblage, une mise-en-scène, un montage. Question d’opérations et de corps virtuels ; pas de stricte ou d’immédiate physicalité requise pour cela. La façon dont vous formulez votre question est très juste à cet égard : la littérature [prise dans ce que j’écris]va voir ailleurs si elle y est dites-vous. Et elle y est sans doute. Et en même temps, dans ce déplacement, elle perçoit qu’elle y était déjà, là-bas, tout en étant là où elle était. Qu’elle peut être à plusieurs endroits à la fois – ce qui ne veut pas dire partout sans rien faire. Elle est partout où elle (se) (dé/re-)compose.

Aller voir dans le livre, pour reprendre une autre de vos expressions, c’est ce que je fais dans cette fiction : j’écris à partir de ma vue, à partir de mes capacités à voir, à partir du visible et de l’infra-visible dans le monde d’aujourd’hui, traversé d’images. Et avoir travaillé avec des vidéastes et des metteurs en scène m’est très utile pour ça. J’espère qu’en me lisant, on m’entendra, au sens d’un casque stéréophonique en lecture muette, et qu’on verra aussi la virtuelle installation multi-écrans que ma caméra littéraire cherche à mettre en place.

Inferno : Entre l’image, le son et la vidéo, comment la littérature intervient-elle ? Pouvez-vous revenir sur cette idée de« ré-embrayage littéraire » que vous convoquez à propos de la captation sonore de Hong-Kong pour « HK Live !» ?

Jérôme Game : La littérature peut intervenir avec l’image et le son en disjonction, par ce que Deleuze appelait une ‘synthèse disjonctive’ et qui est une opération où ce qui différencie est précisément ce qui unit. La littérature n’est ni l’image ni le son en tant que tels, entre eux demeure un écart. Cet écart, il ne faut surtout pas chercher à le combler par la concordance symbolique. Il faut le laisser tel quel car grâce à lui, on peut produire de la case vide, de l’espace quelconque, cheville syntaxique neutre dans l’œuvre, qui circule et permet d’embrayer, d’ajouter, de reformuler les choses, sans obligation de cohérence, c’est-à-dire de répétition lourde, pesante existentiellement.

Par le jeu de ce lieu virtuel, différence pure propageant ses effets de confusion à travers toute l’œuvre, les choses se révèlent indiscernables bien que distinctes. C’est par exemple, dans un film de Marguerite Duras, des images qui ne « correspondent pas » à ce que dit la voix qui parle, creusant un fossé mobile entre deux lignes, sonore et visuelle, où des devenirs deviennent possibles. La littérature qui se lit, celle que je pratique dans Departure Lounge, peut aussi faire ça, reconfigurer le son, l’image et leurs rapports, par exemple via une redétermination du récit non plus comme mimésis d’action mais comme l’ensemble ouvert, la série de ce qui arrive aux corps. Elle peut le faire en travaillant directement les mots, les phrases, les paragraphes, les chapitres, la ponctuation, avec des techniques de montage non-linéaire par exemple, de cadrage flottant, de long plan-séquence, d’installation multi-écrans, de bruitage périphérique, de stéréophonie, de maquettage documentaireetc. Ré-embrayage littéraire ça veut dire ça : relancer son moteur d’écriture sur un terrain stylistique qui n’est a priori pas le sien mais dont les puissances expressivessont évidentes, et où l’on capte toutes sortes d’agencements formels.

Inferno : En passez-vous par une pratique de la vidéo, de la photographie… ?

Jérôme Game : Oui, je pratique la vidéo, la photographie : j’écris des textes. J’ai une caméra textuelle ; je me la suis construite. Du coup, certains de mes textes sont des photos. D’autres, des vidéos, dès lors qu’une syntaxe photographique, qu’une grammaire vidéographique est convoquée, mise en jeu, réélaborée par ce que je fais. D’une certaine façon, je dis ces choses tout à fait sérieusement.

Inferno : Est-ce à dire que la littérature aujourd’hui, au sens clos du texte ne suffit plus ?

Jérôme Game : Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr que ça m’intéresse de le savoir dans les termes historiques qu’appelle la question telle qu’elle est formulée. Ce n’est pas tant le ‘clos du texte’ que l’ ‘aujourd’hui’ et le ‘plus’ qui me posent problème. Je ne suis pas sûr que ce type de savoir-là me serait utile. Il y aurait quelque chose de disciplinaire dans cette conscience-là, quelque chose qui plombe, parce que très vite ne manquerait pas de surgir une espèce de cahier des charges de l’aube nouvelle, un programme pour l’aujourd’hui par opposition à celui d’hier, et qu’on serait supposé vouloir remplir en réponse au vide, et ce serait profondément ennuyeux. Qui plus est, de programme on passe facilement à mot d’ordre.

Faire des produits par exemple, aujourd’hui, c’est un puissant mot d’ordre : faire quelque chose de réductible à son programme, qui tienne en entier dans ce qu’il est supposé être, sans reste parasite ou excédentaire, sans case vide qui risquerait d’en ruiner la complétude, la surface lisse. Il s’en trouve de toutes sortes : une performance dans un centre d’art contemporain, une vidéo sur un site webou une installation peuvent être des produits au même titre qu’un roman. D’où la difficulté de poser les choses en ces termes. Par contre la littérature ne suffit pas. Elle n’a jamais suffi. Parce qu’elle n’existe que dans la vie. Parce qu’elle ne marche qu’en dysfonctionnant, en machine à brancher du ‘dedans’ à du ‘dehors’, et réciproquement. Par nature cette machine ne cesse de redéfinir ses termes et ses processus, donc ce qu’elle produit.

C’est en ce sens-là, erratique et déréglé, qu’elle marche en dysfonctionnant, demeurant intempestive, simultanément de son temps et par-delà lui. Tant que demeure sa capacité à construire des signes, à les faire consister sans les réduire à une efficacité apparente, et ce faisant, à nous permettre de supporter la force, la violence des sensations qui nous adviennent, d’être à leur hauteur –c’est-à-dire de vivre ‘une vie’ comme dirait Deleuze – la littérature suffira à beaucoup. Elle ne s’appellera plus littérature ? Peut-être. Le sensorium commun évolue, l’æsthésis aussi. Elle prendra d’autres figures. Peu importe leurs noms. Elle est faite de désidentifications de toute façon. Peut-être prendra-t-elle celui d’écriture, qu’elle partage déjà implicitement avec bien des pratiques. Peut-être celui de composition, l’écrivain devenant un compositeur. Ou plasticien pourquoi pas. Le tout est d’éviter la téléologie à son propos, et de continuer à travailler sans être écrasé sous les mots d’ordre. Pour le reste, jugeons sur pièces, ex post.

Inferno : Telle que semble le faire entendre votre manière si singulière de bégayer la langue, de raconter dans une langue, comme vous dîtes, qui disjoncte ?

Jérôme Game : S’il s’est fait entendre oralement, lors de performances ou de pièces sonores, mon travail sur le bégaiement a toujours été syntaxique, écrit : une affaire de langue avant tout. Comment dire plusieurs choses à la fois ? Ou moins qu’une seule ? Comment faire entendre (qu’on est dans) un intervalle, qu’on s’y tient ? Comment l’affirmer comme lieu d’existence, de sens ? Comment faire entendre qu’on préfèrerait ne pas (choisir) ? Que l’échelle de perception peut changer à tout bout de champ de toute façon. Que c’est ce choix-là qu’on se trouve élire.

J’ai toujours été dans ce désistement, ce relapse-time, ce décentrement. Il correspond à mon appareil sensible, qui capte par cadrages poreux dans lesquels les choses sont des puissances, des agencements ouverts, des montages de liens plus ou moins stables. Le bégaiement, c’est quand la syntaxe étire le temps, l’espace, les corps, le sens, en aménageant en elle-même du suspens. C’est quand elle les ouvre de l’intérieur et les rend au mouvement, à la vie comme sensible inarraisonable. Parler depuis ce sensible-là ne revient évidement pas à du relativisme moral, bien au contraire : c’est reformuler la question morale autour d’une capacité d’affirmation pure : affirmation de la puissance de changement qu’est la vie. La question de la figuration, celle du récit, sont alors ici prises en charge à nouveaux frais, c’est certain.

Dans Departure lounge, les enjeux du bégaiement tels que je viens de les esquisser se jouent moins au niveau élocutoire qu’à celui de la composition d’un récit en constantes sautes d’échelles (de perception, de registres discursifs, etc.), en disjonctions géographiques ou bifurcations sensorielles et cognitives (très forte présence de l’image, de la visualité ; décomposition de l’identité professionnelle du personnage ; réaffectation de ses capacités). Autrement dit, ‘bégaiement’ pourrait être le nom d’un syndrome en même temps que d’une méthode générale chez moi : celle de la fabrique de devenirs. Mais je crois que la création littéraire a toujours été ça : affaire de dysfonctionnementsdansle texte, c’est-à-dire à la fois grâce à et contreson enclos.

Propos recueillis par Flora Moricet

 Informations : DQ/HK, livre + 2 CD, éditions de L’Attente, octobre 2013.

28 octobre 2013 : Performance ‘Fabuler, dit-il’ de Jérôme Game et Olivier Lamarche à la Fondation d’entreprise Ricard.

http://www.jeromegame.com/fabuler-dit-il/ et http://www.jeromegame.com/hk-

live/http://vimeo.com/3804681

http://www.youtube.com/watch?v=JhW7h_2rw8M 

couverture FABULER

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