EMANTICIPATION, UN LABORATOIRE LAFAYETTE ANTICIPATION

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Émanticipation, un laboratoire Lafayette Anticipation – Fondation d’entreprise Galeries Lafayette / Compagnie MUA, Emmanuelle Huynh / Présentations publiques 21 – 22 mars 2014.

Emanticipation, le mot est hybride, issu de la collusion de deux concepts qui portent chacun une forte charge programmatique. Emancipation, dans le sens où cette idée a été mise en œuvre, de 2004 à 2012, par Emmanuelle Huynh, pour repenser l’école du Centre National de Danse Contemporaine à Angers. La chorégraphe défend toujours une vision élargie de la danse, résolument ouverte aux enjeux de l’art contemporain. Anticipation, dans le sens où la fondation d’entreprise Galeries Lafayette entend construire un programme qui accorde une attention particulière à la création collective, ainsi qu’à la production d’œuvres performatives, favorisant les passages trans-disciplinaires.

Ainsi, les espaces de la rue du Plâtre, dans le 4ème arrondissement, ont accueilli, le temps d’une semaine, les séances de travail d’un groupe d’artistes réuni pas Emmanuelle Huynh, dans une démarche qui n’est pas sans rappeler l’élan inaugural de Hourvari, laboratoire instantané imaginé par la chorégraphe au Centre Pompidou au début des années 2000.

Katerina Andreou, Volmir Cordeiro, Anna Gaïotti, Anne Lise Le Gac, jeunes artistes issus de la formation « Essais » du CNDC d’Anger, ont pris à bras le corps les questions qui jalonnent l’expérimentation et l’invention des processus créatifs. Cette recherche des gestes collectifs, accompagnée par Pascal Quéneau, s’ouvrait au public deux soirs consécutifs, dans de véritables moments de partage d’une joyeuse profusion de matériaux corporels, conceptuels et plastiques, complètement affranchis de l’obsession du produit fini. Emancipation des cadres de la représentation théâtrale, partage, plus que restitution d’un projet, par définition, perpétuellement en cours d’élaboration, anticipation d’un travail, qu’il soit mené en solo ou en collectif, qui s’annonce fulgurant.

Les artistes ont su préserver l’espace dans un état de dépouillement généreux et riche de promesses : un échafaudage mobile, un rouleau de moquette qui découvre la dalle brute de béton, des murs blancs émaillés de phrases sibyllines, un vidéoprojecteur et ses rayons blafards, une belle hauteur sous plafond, des tissus peints que le plasticien Richard John Jones n’a de cesse de décrocher et de raccrocher, créant des lignes de tension et séparation en attente d’être éprouvées et franchies, des dynamiques subreptices qui assignent le devenir comme attribut essentiel de cet environnement.

Pascal Quéneau égraine une liste de mots clés qui ont ponctué les six jours de laboratoire, ainsi que les discussions avec les invités (philosophes, écrivains, chercheurs en toutes sortes). Leur pouvoir d’évocation gagne une véritable consistance sonore, repris et amplifié en boucles, sature l’atmosphère, déferle en larsens. Cela pourrait être une entrée en matière.

Le témoignage de Volmir Cordeiro, qu’il soit dévoilé à un seul spectateur à la fois, chouchouté presque, ou adressé à l’ensemble de l’audience, pourrait constituer une autre entrée en matière, qui poserait d’emblée les lignes de fuite d’un projet qui a trait à l’économie intime du corps et de ses énergies, qui se nourrit du va et vient incessant entre personnel et collectif.

La parole est entrainée dans un perpétuel déplacement. Anna Gaïotti dit la difficulté de prendre la parole en mouvement : danser, penser, parler, s’écouter parler–penser–danser, voici les termes d’une équation par excellence autoréflexive. Au point où le corps est saturé par les mots, à l’endroit liminal où l’imagination, l’utopie et les viscères se côtoient, les matériaux dansés éclosent dans l’espace, se démultiplient dans un essaim de textures et de qualités, tel cet arc-en-ciel en collapse, la peau nue contre la dalle brute, ou tendu de l’autre côté du miroir.

Anne Lise Le Gac bouscule les habitudes du public, interroge ouvertement ses a prioris, déjoue ses attentes et l’entraine dans un geste collectif d’attention envers un « dormeur » à qui elle adresse une improbable chanson brésilienne. Elle endosse un rôle proche de médium, se laisse habiter et soutient un dialogue quasi-spiritiste. Plus que les réponses laconiques d’une voix mystérieuse, ses questions, d’une simplicité à double tranchant, attirent l’attention sur l’ici et le maintenant de l’action. C’est toujours elle qui nous rend présente, au creux de l’oreille, à travers l’enregistrement de sa voix, Katerina Andreou, artiste partie prenante du projet qui ne pouvait pas partager ce deuxième soir de rencontre.

Il ne s’agit pas tant de formes que d’un bouillonnement et de ses moments de ressac. Des matériaux surgissent et s’agencent, toujours différemment. Les artistes ne se laissent pas enfermer dans des postures, ils avancent sans filet, à cœur ouvert, en pleine mue, à l’heure où les passages se font poreux, désirs et hantises en pur devenir.

L’image impénétrable, tutélaire, prend plus de consistance la nuit tombée. Des jeux de superpositions étayent la complexité de la projection. Dans un même mouvement, des ombres occultent et rend manifeste une présence. Souvenirs et réminiscences vont de paire avec l’oubli, dans la sédimentation d’une mémoire corporelle inscrite dans les strates profondes de la chair. La danse semble se frayer un chemin dans les limbes de cette Amnesia House qui entre en résonance avec les Allégories de l’oubli que cultivait de manière très inspirée la dernière édition du Nouveau festival du Centre Pompidou. Pascal Quéneau évoque Marcel Duchamp.

L’inframince est un concept clé qui permet de mieux saisir ce qui est en jeu dans cet espace-temps rythmé par des intensifications insoupçonnables, bercé par des incantations qui égrènent les ingrédients poétiques des mixtures explosives dont traite Anne Colin dans l’ouvrage qu’elle coordonne, Sorcières pourchassées, assumées, puissantes, queer. L’attention et l’écoute se nichent dans le corps de manière somatique. La danse fulgurante de Volmir Cordeiro met en mouvement des blocs d’un imaginaire luxuriant, indomptable. Ses gestes primaires se chargent d’une force terrible. Il y va d’une joie sauvage, d’un mystère qu’il ne faut pas épuiser, qui travaille par contagion, par transmission virale.

L’inscription du geste collectif dans le présent de l’action donnée en partage ne fait pas l’économie ni des chevauchements, ni des points d’achoppements grinçants, elle n’occulte pas les chutes de tension, les temps de relâche. Les matériaux bruts se cristallisent parfois dans des configurations mouvantes qui rivalisent avec l’éclat de certaines constellations de Sketches / Notebook, dernier opus de Meg Stuart. Ils engrangent parfois des dynamiques aussi fluides que les respirations de la machine chorégraphique de Xavier Le Roy, Rétrospective, tout en regardant obstinément ailleurs :  Emanticipation à l’œuvre.

Smaranda Olcèse

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Photos : Sylvie Chan-Liat

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