« LE GRAND JEU » : ENTRETIEN AVEC OLIVIA GRANDVILLE

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ENTRETIEN avec Olivia Grandville : Le Grand Jeu / Ménagerie de verre dans le cadre du festival Etrange Cargo / 18 – 22 mars 2014.

Inferno : Pouvez vous nous dire quelques mots de l’origine du projet « Le grand jeu », de son désir initial ?

Olivia Grandville : J’avais envie de travailler sur le cinéma depuis pas mal de temps. Je souhaitais également faire un solo. Les soli sont des espèces de jalons, des moments où l’on teste des choses qu’on ne serait pas en mesure de proposer toute de suite à une équipe d’interprètes autour de soi.

Effectivement il y avait une telle maîtrise du groupe et de l’espace dans le « Cabaret discrépant » qu’il est surprenant de vous retrouver seule sur un plateau de danse. Peut-on creuser un peu les enjeux du solo ?

Olivia Grandville : Le Cabaret discrépant venait à la suite d’une autre pièce, Semaine d’art en Avignon. Il y avait quelque chose de nouveau dans mon travail, j’étais en train d’expérimenter. Tout d’abord cette prise de parole. Il y avait déjà eu du texte dans mes pièces, mais je le confiais à des collaborateurs. Et puis ce travail de tissage – de la danse, du son, du texte – une autre constante dans mon travail, qui s’y retrouve depuis le départ, mais qui avait franchit, avec ces deux pièces, un autre cap. J’avais vraiment envie de poursuivre dans cette direction. Peut être aussi de resserrer. Ce solo était aussi l’occasion de me mettre en mouvement, après le Cabaret discrépant ! Ce n’est pas si évident, une fois qu’on a dit «La question n’est plus de savoir si l’artiste sait ou non danser mais s’il veut ou non danser» ! Par quel bout reprendre l’histoire ? Ce n’était pas si simple. J’ai fait le pari que le cinéma pouvait devenir une espèce de partition chorégraphique. En voyant le film d’Almodovar, Tout sur ma mère, qui est en fait un hommage à Opening Night et aux actrices, j’ai repensé à Cassavetes, un cinéaste qui m’a énormément marquée dans les années 80 quand ses films sont sortis en France. Nous sommes toute une génération à les connaître par cœur. C’était culte ! Un film comme Faces par exemple… c’était une véritable inspiration chorégraphique pour nous ! Nous allions puiser notre inspiration dans le cinéma de Godard, de Cassavetes, d’autres cinéastes, plus que dans les arts plastiques. C’était le fait d’une époque. Ce n’est plus tellement le cas pour la génération d’aujourd’hui. Je voulais faire ressusciter ce mode de travail. Je voulais aussi me plonger là dedans, au travers de cette extraordinaire comédienne qu’est Gena Rowlands, qui incarne tous ces personnages féminins.

Il y avait donc l’idée du cinéma, l’idée de la partition chorégraphique à partir de l’image cinématographique, l’idée du solo, et de l’enjeu personnel, le travail sur les femmes et le discours qu’on porte sur elles, mon histoire personnelle du solo. J’avais l’impression que tout cela était cohérent et que cela pouvait constituer un sujet. J’avais surtout très envie de me faire plaisir ! Il y avait effectivement dans ces états de corps – Gena Rowlands et presque tous les acteurs de Cassavetes – une espèce d’urgence, une espèce d’excès … presque toujours tragique. Les gens s’écroulent, tombent par terre, parce qu’ils ont trop bu, parce qu’ils rient trop. Ils font tout de manière excessive, mais aussi ils sont drôles. Ils sont justement à cet endroit du burlesque, que j’avais envie de chercher dans le corps, et de la dépense gratuite, que je trouve très belle.

Comment avez vous travaillé avec le film ? « Opening Night » s’est imposé dès le départ ?

Olivia Grandville : Je suis partie d’Opening Night, avec l’idée que ce film serait une espèce de matrice générale, parce que il parle de théâtre, il parle d’actrices. Il y a déjà l’idée de la pièce de théâtre dans le film, donc, dans une espèce de mise en abime inverse, j’avais envie de parler de cinéma au théâtre. Mais dès le départ, je savais que j’allais travailler aussi sur d’autres films. Toute la filmographie de Cassavetes a nourri mon travail du corps. Bien évidemment, sur scène on ne retrouve pas des citations de tous ses films. Regarder et regarder encore, je me suis vraiment remplie de toute sa filmographie, depuis Shadows jusqu’à Love Streams. Evidement, la danse n’est pas directement issue de ces scènes, elle se construit davantage par imprégnation. Pratiquement parlant, j’ai repris, décrypté des scènes, dont certaines que je n’ai finalement pas gardées, et j’ai constitué un corpus de gestes.

La pièce déploie le motif cinématographique à plusieurs niveaux.

Olivia Grandville : Après avoir fait ce travail de décryptage, il fallait trouver une manière de faire émerger l’imaginaire du cinéma au théâtre. J’ai listé tous les possibles, depuis le cinéma pour l’oreille, qu’on écoute dans le noir, à la lecture de scénario, à la réécriture de textes décrivant les scènes, à la reprise des dialogues. J’ai un peu déployé tous les possibles, en suivant une sorte de progression : le corps seul, le corps avec un texte qu’il décrit, raconter quelque chose sans montrer la scène, puis faire cohabiter les deux choses ensemble en ayant une position de narrateur, et puis fusionner tous ces éléments dans la dernière scène.

J’ai été assez séduite par le fait que votre pièce commence par une reprise quasi littérale de l’ouverture d’ »Opening Night ». Quelque chose de très intéressant se produit entre le corps et l’évocation des images.

Olivia Grandville : Ce sont les toutes premières scènes que j’ai faites. J’avais vraiment envie de les garder. Le côté très littéral, presque du théâtre de boulevard, avec les accessoires, les sacs, les cigarettes, troublait un peu les gens. J’aime bien cette fausse piste : essayer de se tenir au plus proche, pour décoller complètement par la suite avec une danse abstraite.

Vous faites place également au côté expérimental, cette manière si particulière de filmer de Cassavetes…

Olivia Grandville : Il y a surtout la danse de la caméra ! Il y a une très belle séquence dans un film d’André Labarthe sur Cassavetes (ndlr : dans la série Cinéma de notre temps), où on voit le réalisateur américain montrer les mouvements de la caméra pour un plan : il commence débout, il fait un tour entier sur lui-même, il descend au sol, son assistant en a l’habitude, le retient parce qu’il risque de tomber en arrière, le pose au sol, Cassavetes se redresse et repart dans une autre direction. C’est vraiment de la danse et cet aspect est très présent dans son cinéma. Et puis ces gros plans et ces visages… Comment faire un gros plan au théâtre ? Décrypter une scène assez complexe permet de voir comment s’organise l’espace, au travers des changements d’axe que j’essaie de rendre manifestes.

La scénographie et le travail sur les lumières participent à la mise en œuvre de cet imaginaire cinématographique. Parlez-nous de tous ces changements d’atmosphère, de couleur et de température de la lumière, qui induisent des humeurs sur le plateau.

Olivia Grandville : C’est vraiment le travail d’Yves Godin, un artiste à part entière. Je lui fais complètement confiance. La Ménagerie de verre, par exemple, est un environnement où les murs sont blancs, il a vraiment changé la lumière en fonction de ces paramètres, c’est entièrement son travail.

Pour revenir à la matière corporelle, il y a dans tous ces personnages qui ont nourri votre danse une sorte de névrose. Comment traduire le fait d’être poussé à bout sur un plateau de danse ?

Olivia Grandville : Une femme sous influence, Opening Night et Love Streams constituent une trilogie qui est traversée par la question, non pas de la folie, mais de la non-conformité. Les personnages sortent toujours un peu de leur cadre, ne se retrouvent pas complètement dans leur posture sociale. Encore une fois, ce n’est pas de la folie, c’est un excès : excès d’enfance, excès d’enthousiasme, excès de colère… Je me reconnais assez bien dans ces personnages, comme beaucoup de gens je crois. Ma pièce s’appelle Le grand jeu et parce que je pars de personnages qui s’en sortent par le jeu, par leur fantaisie, par leur capacité de se réinventer. Myrtil, l’héroïne d’Opening Night, qui de toute façon est une comédienne, va complètement transformer cette pièce qu’elle doit jouer et qui ne l’intéresse pas beaucoup, elle va improviser à l’intérieur de cette contrainte de la pièce. Mabel, le personnage central de Femme sous influence, est coincée dans son rôle de mère au foyer. Les personnages de Love Streams sont également dans un jeu perpétuel avec eux mêmes.

Votre danse saisit de manière très fine la déroute, cette bascule possible à chaque instant, le déséquilibre. Elle a également une dimension burlesque, joue des mimiques.

Olivia Grandville : Il y a un moment dans la pièce où j’ai l’image devant moi, je donne à voir le dispositif avec lequel j’ai travaillé. Gena Rowlands a vraiment un vocabulaire d’expressivité incroyable. Son visage danse littéralement. J’ai travaillé à partir de ce matériel. En même temps, cela fait aussi partie de mon histoire, c’est quelque chose que j’aime beaucoup. Sur ce sujet, il faudrait évoquer Dominique Bagouet. Il est l’un des rares chorégraphes qui travaillait le burlesque de manière très fine. Sa danse mettait en jeu le visage, le regard, l’expression et cela m’a beaucoup marqué. Ca me plait énormément ! J’avais aussi envie d’aller chercher cette danse qui est articulée depuis les doigts de pieds jusqu’aux sourcils et la pointe des oreilles. Le fond de ce projet est de se dire qu’effectivement, à partir de gestes totalement quotidiens – et là je rejoins aussi le travail du Cabaret discrépant où il y avait des partitions issues de gestes pantomimiques – il faut aller vers la danse. Il y avait aussi au travers de cette pièce l’envie de continuer ce chemin, voir où est ce que le geste, la pantomime basculait dans le mouvement dansé. De même en ce qui concerne le travail du visage et son expressivité : il y a une espèce de connexion, comme dans les danses balinaises – mains, regard, direction du corps. J’ai travaillé cela à partir des films et indépendamment des films.

Je pense au cinéma de found-footage. En danse et dans le domaine de la performance, il y a également des mouvements de déplacement, de reprise, des différents matériaux entre les disciplines, chez Tino Sehgal ou Xavier Le Roy, par exemple… Est–ce également quelque chose que vous cherchez à produire dans votre travail ? Ou est-ce que le focus se situe ailleurs pour vous ?

Olivia Grandville : Il y a quelque chose de commun, le travail à partir de structures existantes. Je vais prendre des images de cinéma, les déplacer dans le champ chorégraphique, de même que Xavier Le Roy va prendre la partition d’un chef d’orchestre et en faire une partition chorégraphique. Par contre, j’ai quand même besoin de m’éloigner de cette partition. Je trouve cela très intéressant, mais il faut aussi que le travail s’en décolle. Ce n’est pas un point de départ, c’est un outil, mais pas l’enjeu central.

Propos recueillis par Smaranda Olcèse

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