14e BIENNALE D’ISTANBUL : PERDEZ LE NORD AVEC CAROLYN CHRISTOV-BAKARGIEV

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ENTRETIEN  avec Carolyn Christov-Bakargiev par Raja El Fani / 14e Biennale d’Istanbul : 5 septembre – 1er novembre 2015. 

Accrochez-vous, le communiqué de la 14° Biennale d’Istanbul vient de tomber: 80 participants – pas que des artistes – sont annoncés et presque autant de lieux insolites (certains, fermés au public, ne pourront qu’être imaginés) où l’exposition sera stratégiquement éparpillée. La cavale est donc assurée début septembre dans toute la métropole turque, que le public le plus attentif pourra par la même occasion explorer en profondeur d’Est en Ouest et du Nord au Sud. Mais pas de panique : pour optimiser votre visite, la curatrice Carolyn Christov-Bakargiev a prévu un plan avec trois itinéraires.

C’est que tout le monde n’a pas l’ubiquité de Carolyn, Italo-américaine d’origine bulgare, récemment nommée directrice de deux musées d’art contemporain de Turin et prise par mille projets internationaux, mais toujours très concentrée et disponible. C’est à Rome que je la rencontre et qu’elle me parle de son travail, de ses références et de ses passions, en passant naturellement de l’Italien au Français à l’Anglais selon son humeur.

Interview de Carolyn Christov-Bakargiev :

Raja El Fani : Tu étais à Istanbul la semaine dernière, tu y retournes dans quelques jours. Tu en es où avec l’organisation ?
Carolyn Christov-Bakargiev : Tout se passe bien, les artistes sont déjà là-bas.

Alors la liste des artistes est prête ?
Avec moi il n’y a pas de liste d’artistes, il n’y aura jamais de liste d’artistes. Tout le monde sait avec qui je travaille. Je ne crois pas au système des communiqués, j’ai une autre vision.

Tu ne fais pas de communiqués par principe ?
Non, mais aujourd’hui avec internet et toute cette communication étendue et rhizomatique, il y a une tendance à la consommation virtuelle des choses. Donc si je décris complètement un projet, tout le monde aura l’impression d’avoir déjà vu l’exposition. En plus, il y a automatiquement tout un débat qui se met en place après, tout le monde se met à discuter de quels artistes sont invités, lesquels ne le sont pas, etc. Je trouve ça contre-productif, plus personne n’a envie d’aller voir l’exposition après. Je ne crois pas que cette vieille façon de communiquer, de dire les choses à l’avance, fonctionne. Par contre, je suis en train de préparer un guide qui s’appellera Plan your visit où je suggère des parcours pour visiter l’exposition.

Sur Artnews, tu conseilles au public de sillonner le Bosphore pour visiter ta Biennale.
Oui, pour voir toute l’exposition il faudra prendre le bateau, il y a des vaporetto qui relient la partie asiatique à la partie européenne d’Istanbul.

Donc le Bosphore sera le centre de la 14° Biennale d’Istanbul.
Oui, j’ai tout de suite pensé à organiser l’exposition le long du Bosphore plutôt qu’à l’intérieur de la ville. Et puis j’ai voulu englober les deux côtés d’Istanbul pour rompre le cliché de cette division Europe-Asie, et relier la Méditerranée à la Mer Noire. Quand j’ai commencé à travailler sur la Biennale d’Istanbul, on était en pleine crise ukrainienne. À Istanbul, on prend conscience que tout cet univers qu’on considère lointain – le Moyen Orient, Kiev, Sébastopol, la Russie – est en fait à deux pas de chez nous. Istanbul est vraiment un carrefour, il y a une transversalité poétique et historique que j’ai intégrée au projet. Pour rompre le cliché des Croisades, j’ai voulu créer une géographie plus complexe, intégrer l’Ukraine, la Géorgie, l’Arménie.

Quel est le thème de ta Biennale ?
Le thème est l’eau salée, ce qui ne veut pas dire que tous les artistes doivent travailler sur le sel comme métaphore. Sans eau salée on meurt, tu sais? Les synapses ne pourraient pas fonctionner sans la présence de sodium: le ion positif est attiré à l’extérieur et ouvre la membrane des neurones. Sans cette attraction, ce désir, ces portes ouvertes, tout organisme biologique s’arrête. Le chlorure de sodium est plus important que le potassium et le magnésium. Mais l’eau salée, qui est donc fondamentale pour notre organisme, détruit par contre nos appareils électroniques, nos téléphones etc. C’est un paradoxe intéressant.

À la base, tu travailles toujours avec le même groupe d’artistes.
Oui, à la base je travaille avec une quinzaine d’artistes qui sont aussi mes amis, mais c’est un groupe qui s’élargit. Un ami m’a présenté l’artiste égyptien Wael Shawky en 2009 et il sera à la Biennale d’Istanbul en Septembre ; puis je viens de connaître d’autres artistes en Turquie, comme Zeyno Pekünlü ou Deniz Gül. Mais j’ai aussi invité des artistes émergents, qui seront encore à leur première biennale: la jeune Italienne Elena Mazzi que j’ai connu à Venise à travers Jeremy Drummond, puis la Serbe Irena Haiduk de Chicago qui connaît quelqu’un qui a une société qui organise les révoltes. 

Quel endroit t’a marquée en particulier sur le Bosphore ?
À Büyükada (côté asiatique) Orhan Pamuk m’a montré la maison où a vécu Trotsky avant de partir au Mexique. Il n’y avait aucune indication, sans doute parce que Trotsky a été perçu à l’époque comme un hôte embarrassant. Je ne voulais pas d’interventions qui auraient modifié la maison. Telle quelle, cette maison se présente comme un ready-made. J’ai tout de suite pensé à Adriàn Villar Rojas parce que je connais son travail, sa vision politique. Et effectivement Adriàn est tombé amoureux de la maison de Trotsky et il a proposé un très beau projet qui surprendra tout le monde: ça ne ressemble pas à ce qu’il a fait jusque-là. Il a trouvé le moyen d’obtenir un résultat fortement visuel sans rien ajouter à la maison. Adriàn est un des artistes les plus voués à la tâche que je connais, et il arrive à faire New York, Londres, Stockholm, Sharjah, tout en même temps, grâce aussi à un groupe d’amis qui travaillent avec lui.

Combien d’artistes exposeront sur l’île de Büyükada ?
Sept ou huit dont Villar Rojas, Susan Philipsz, Ed Atkins et William Kentridge ; puis Marcos Lutyens qui hypnotisera les visiteurs sur un bateau amarré entièrement tapissé de feutre à l’intérieur ; et la jeune artiste turque Pinar Yoldas qui est en train de créer tout un système nerveux et d’artères à travers le réseau des bateaux-bus.

Quel autre lieu d’Istanbul t’a également inspirée ?
SALT Galata, une ex-banque ottomane devenue centre d’art dirigé par Vasif Kortun avec une programmation très politique, situé dans ce qui autrefois était le quartier des banques, Bankalar caddesi. C’est là que les terroristes arméniens ont attaqué une banque, c’est l’évènement qui a officiellement servi à justifier le massacre des Arméniens. Aujourd’hui il n’y a plus de banques dans cette rue, il y en a une qui a été transformée en hôtel où j’ai choisi une chambre pour le couple d’artistes Janet Cardiff et Georges Bures Miller où ils exposeront. Pour Salt Galata, j’ai proposé l’artiste turque Zeyno Pekünlü qui récupère des tas d’antisèches et qui prépare un projet appelé. J’ai pensé que, exposé à Salt dans une ex-banque devenue espace d’art mais encore financé par une banque, le travail de Zeyno pourra être compris à plus grande échelle: aujourd’hui tout le monde triche, même Lehman Brothers triche. Ça fait réfléchir. C’est ma spécialité d’associer tel endroit à tel artiste, et c’est souvent ce qui révèle leur travail.

Comment travailles-tu avec les artistes ?
En général je commence par faire des repérages, je choisis des espaces que je propose ensuite aux artistes. J’ai navigué en long et en large sur le Bosphore, la recherche a duré des mois, en ville aussi bien sûr. Orhan Pamuk a été mon guide, il connaît Istanbul comme sa poche, et son musée, le Musée de l’Innocence, sera une des haltes de la Biennale, encore une fois réservée à un seul artiste.

Quels sont les points de repère pour parcourir cette 14ème édition de la Biennale d’Istanbul ?
Une partie de l’exposition sera concentrée à Beyoglu entre le musée Istanbul Modern qui est le siège de la Biennale d’Istanbul, ARTER qui est la Kunsthalle de la ville, et le lycée italien. Tout ça est à une walking distance: on peut aller à pied de l’Istanbul Modern à DEPO, un vieux dépôt de tabac où se trouve le travail de Francis Alys, puis remonter la rue où se trouve l’ex-école grecque… J’ai pris une des ex-écoles grecques fermées après l’exode forcé de la communauté grecque: il n’y a pas eu de génocide comme pour les Arméniens mais ce fut tout de même un nettoyage ethnique. Dans cette école, j’ai prévu une exposition collective, avec entre autres l’artiste chinois Cheng Ran.  Mais en général j’ai fait en sorte que la Biennale ne soit pas perceptible comme une collective, elle sera dispersée dans une trentaine de lieux, dont quatre hotels: Adahan Hotel, Vault Hotel, House Hotel Galatasaray et Splendid Hotel à Büyükada, avec un seul artiste à la fois. J’ai cherché des endroits encore fonctionnels où mêler l’art à la routine. (…)

Propos recueillis par Raja El Fani

Retrouvez l’intégralité de cet entretien dans le numéro 04 du e-bimestriel INFERNO NEW, parution le 10 septembre.

http://bienal.iksv.org/en/archive/newsarchive/p/1/1159

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