SASHA WALTZ « KÖRPER », LE CORPS
FESTIVAL DE MARSEILLE Sasha Waltz, Körper, au Festival de Marseille, 6 octobre 2013.
La première fois que Sasha Waltz présente « Körper », c’était en janvier 2000. Reprendre une pièce de cette envergure est plus que nécessaire, c’est un acte significatif. Car le corps humain, même celui du danseur, vieillit et évolue dans les volutes de la vie. Même superbe, il s’abîme au contact des ans et de la vicissitude. Entièrement dédié au corps, ce spectacle est à voir et à revoir une fois que le temps a fait son œuvre. Il pose un jalon dans l’histoire de la danse et reste à ce jour, l’une des expressions les plus parfaites de ce que cette dernière peut montrer du corps dans ses dimensions les plus cachées.
Car du corps, s’il est question, ce n’est nullement pour en montrer les scories, les signes particuliers, des images dont notre société se gave à longueur de journées. Si nous voyons la douleur, la joie, la violence ou encore la mort, ce n’est point par l’intermédiaire de signes qui nous les feraient entendre. La danse de Sasha Waltz ne nous donne pas à voir des états qu’il serait possible d’appréhender dès la première approche. A la manière d’un peintre impressionniste, elle commande à ses danseurs de nous les faire ressentir de l’intérieur. Par une empathie douce et violente à la fois, elle force les barrières de notre propre constitution afin de l’ouvrir à cet inconnu : l’autre.
Le corps y est le plus souvent nu. On y voit la chair se tendre et se détendre. S’animer d’une grâce féline ou bien s’ouvrir pour nous montrer ses organes cachés. Il est capable des extravagances les plus incroyables et de la sobriété la plus extrême. Il descend du plafond chaussé de skis alpins et pourtant traverse la scène d’un pas qui accroche le parquet et le regard. Car voir le pied toucher, s’affermir et enfin se détacher du sol y est une véritable épopée. Les danseurs se touchent, s’empoignent, se triturent. Ils se mesurent aussi à l’aune des autres, sans que l’on sache très bien quel étalon prendre. La mesure, encore une fois, ne se fait que par rapport à ceux qui nous environnent.
La masse, les muscles, les organes et l’énergie.
Ce corps est magma. Volume, poids et mouvement qui s’anime par le contact et la nécessité. Il va et vient au gré des situations. Étrange animal qui marche, frappe, glisse et chute parfois. Un corps qui se transforme, se métamorphose. Devient centaure à la marche inversée qui dépose des coupelles de porcelaine sur le sol. Ses membres se disloquent, reprennent leur liberté. Son corps est impossible. Si bien que dans un crissement de tonnerre, il se brise, se reprend et enfin disparaît. Ou bien, cette méduse folle, les cheveux tendus dans l’espace et le regard de marbre. Elle sabre l’air dans le silence et arrête, de sa majesté terrifiante, le temps des hommes.
Une tension dramatique d’une intensité rare accompagne ces métamorphoses. Outre une scénographie digne d’un tableau d’Anselm Kiefer et une création lumière qui cisèle la danse et en souligne les contours, la bande sonore s’accorde parfaitement à la danse. Nul lyrisme, nulle mélodie, mais des éléments qui s’accordent afin de délivrer une émotion brute. Des vrombissements et des basses nous secouent et nous pénètrent, les salves d’une lumière blanche électrique, des corps dont on voit les éclairs démantibulés, le large pan de mur posé au centre de la scène, qui dans un fracas étourdissant, s’écrase.
Sasha Waltz chorégraphie entre musique et peinture. Elle donne à voir, à entendre, à ressentir le corps sous ses dimensions multiples. Ces dernières sont mouvantes et incertaines ; elles se recomposent à chaque instant dans un espace dramaturgique nouveau. Une tectonique des plaques qui fait se chevaucher les tableaux, les instants et les visions. On est parfois un peu confus de voir tant de matière évoluer sur scène. C’est que la pièce a touché juste, au plus profond, là on l’on ne sait pas poser des mots et où l’émotion est la plus vive. Il n’est pas possible d’en ressortir indemne.
Körper sera présenté au Festival d’Helsinki (Finlande) les 25 et 26 août prochains.
Quentin Guisgand
Photo Bernd Uhlig1