IVANA MÜLLER, PHILIPPE QUESNE ET MARIANO PENSOTTI AU FESTIVAL « DES SOURIS, DES HOMMES »

El pasado es un

Mariano Pensotti, Philippe Quesne et Ivana Müller / Festival international arts de la scène « Des souris, des hommes » # 7 , du 16 janvier au 1er février 2014. / Le Carré / Les Colonnes St-médard-en-jalles, Blanquefort, Artigues-près-bordeaux, Bordeaux.

Pour sa septième édition, le festival « Des souris, des hommes » réunit des artistes internationaux (huit pays représentés : Allemagne, Argentine, Croatie, Espagne, France, Italie, Portugal, Suisse) dont le point commun est de proposer de nouvelles écritures scéniques faisant éclater de manière jubilatoire (que d’aucuns nommeront iconoclaste) les codes de la représentation. Pendant cette deuxième quinzaine de janvier, au travers de treize créations, réparties sur sept lieux de la communauté urbaine de Bordeaux, Sylvie Violan, directrice de la scène conventionnée Le Carré – Les Colonnes, donne vie, elle et tous ceux qui lui sont associés, au projet audacieux d’inviter en Aquitaine quelques représentants notoires de l’ avant-garde de la scène contemporaine.

Alors d’emblée, dissipons tout malentendu quant au titre de ce festival qui pourrait paraître peu adapté aux tendances actuelles qu’il entend promouvoir, pour ne pas dire même totalement ringard si on le réfère au roman de John Steinbeck ; il n’en est évidemment rien, ses sources se trouvant dans les premiers festivals dédiés au rapport entre les nouvelles technologies (d’où « les souris » des claviers) et l’humain. Si ce titre manque sa cible en créant un halo d’illisibilité, il crée une césure avec son contenu, générant ainsi l’effet de surprise qui ne manquera pas d’être amplifié de manière exponentielle par la nature même des spectacles convoquant tour à tour les univers de la performance, de la création multimédia, des installations plastiques, du spectacle « immersif » où les frontières entre public et acteurs deviennent caduques, ou encore des dispositifs scéniques rompant avec les antiennes du théâtre.

Quelques-unes des oeuvres présentées …
El pasado es un animal grotesco de Mariano Pensotti : créée en 2010 au Teatro Sarmiento de Buenos Aires, la scénographie imaginée pour cette production donne le vertige, celui procuré par le mouvement du carrousel (partagé en quadrants accueillant chacun l’une des différentes pièces d’un immeuble) qui n’arrête pas de tourner devant nos yeux. Si on y ajoute le tourbillon incessant de mots qui jaillit sur ce plateau mû par un mouvement circulaire propre à signifier que nos vies sont prises dans une compulsion de répétitions dont on ne peut s’extraire (où est le début et la fin d’un cercle ? … tous ses points étant équidistants d’un centre, noyau dur, perdu dans les profondeurs de nos origines), on comprend que notre imaginaire soit mis en mouvement pour ne pas dire en totale ébullition.

Sur ce manège qui n’en finit pas de tourner, quatre « interprètes », incarnant les parcours chaotiques de douze personnages en quête de sens, celui de leur vie, vont défiler et, avec eux, ce sont les événements de dix années (de 1999 à 2009) vécues dans le Buenos Aires secoué par la crise qui vont surgir des boîtes (de Pandore ?) où ils étaient soigneusement rangés ; les petites histoires sur fond de la grande histoire. Il y a là Mario, qui rêve d’Hollywood, Laura qui vole les économies de son boucher de père pour aller faire carrière à Paris, Pablo qui se rêve Mick Jagger et dans le même temps ne sait que faire d’un colis macabre reçu par la poste, Vicky qui découvre des éléments des plus perturbants sur son géniteur de père à double vie. Ces fragments de discours, amoureux ou non, apparaissent comme des éclats arrachés au temps qui se répète, insiste, parfois avec des hoquets qui cassent le retour de l’identique et projettent dans d’autres perspectives elles-mêmes aussitôt prises dans les mailles du déjà-là.

Et l’effet est d’autant plus troublant, que tour à tour, et sans solution de continuité, les comédiens échappent à leur rôle pour se saisir d’un micro et commenter en direct les faits et gestes de leurs coreligionnaires. Que seraient nos vies sans les récits qui les racontent ? Que seraient nos existences sans les « pellicules » ou autres rubans sonores qui les enregistrent et leur confèrent droit de cité ?

Le passé présentifié apparaît alors comme une hydre qui, au travers des métamorphoses liées aux résurgences protéiformes du souvenir modelé par les prismes du moment, envahit nos existences, à la fois uniques et universelles tant l’histoire individuelle et l’Histoire sont siamoises. En mixant ainsi matière documentaire, biographique (clichés photographiques abandonnés dans des poubelles ayant servi de bases de données pour construire les personnages), et fiction, Pensotti projette sur le plateau tous les ingrédients d’une fresque moderne qui n’est pas sans évoquer ceux de la tragédie antique. « El pasado es un animal grotesco », on ne peut qu’acquiescer!

Swamp Club de Philippe Quesne et son Vivarium Studio : créé lors du festival d’Avignon 2013, s’inscrit dans le droit fil de « L’effet de Serge » et de « La Mélancolie des dragons ». On y retrouve ce qui fonde l’engagement du tout nouveau directeur du Centre national dramatique Nanterre-Amandiers qui, avec son Vivarium Studio, explore depuis une dizaine d’années les espaces insolites ou les paysages artificiels propices à l’observation de l’espèce humaine. « Mettre en scène des gens qui expérimentent la relation à des dispositifs scéniques, à des objets, des matériaux, et qui se cherchent une place poétique sur terre, face aux enjeux confus du monde contemporain », ainsi Philippe Quesne définit-il lui-même le sens qu’il donne à son travail.

D’emblée, ce « Swamp Club » nous immerge dans un univers dont la beauté plastique est saisissante quoiqu’inquiétante. D’un marécage « éclairé » par une semi-obscurité, embrumé par des fumées blanches métaphorisant des écharpes de brouillard, et peuplé de plantes vivaces mises en pot, émerge une demeure entièrement vitrée, montée sur pilotis, et protégée par des hérons en plastique qui montent la garde. Jouxtant ce qui se révèle être un improbable centre culturel accueillant artistes plasticiens, musiciens, écrivains, et autres résidents en quête de création, une grotte à flanc de colline d’où la vue est surprenante et où réside une gigantesque taupe qui, des galeries souterraines, extrait de fabuleuses pépites d’or propres à financer les projets des artistes.

Le décor est planté. Sa « qualité » n’est pas sans rappeler que Philippe Quesne vient de l’univers des arts plastiques et de la scénographie En lui-même, ce cadre constitue une plongée dans un irréel fantastique propre à nous embarquer dans des rêves d’un ailleurs qui transcende la banalité de notre réalité. Et pourtant ceux qui vivent là, et que nous, spectateurs placés de l’autre côté du miroir du « vivarium », allons avoir tout loisir d’observer tant leurs faits et gestes ont la lenteur du quotidien, apparaissent comme des personnes lambda et non des « acteurs » incarnant des personnages.

L’existence se déroulera ainsi ponctuée par les rites de la vie comme elle va jusqu’à ce que la géante taupe, aveugle « voyante » tel Tirésias (ce devin de Thèbes rendu aveugle par Athéna qu’il avait surprise nue mais à qui, en compensation, elle avait accordé le don de comprendre le langage des oiseaux) annonce à cette communauté de doux artistes bercés par les accords mélodieux du quatuor, un danger imminent. Dès lors, ils vont se replier dans ce havre d’harmonie, forteresse illusoire et dérisoire, eux, leurs plantes et les animaux en plastique qu’ils entendent sauver de la menace qui rôde (sorte de remake remasterisé de l’Arche de Noé).

Au-delà du plaisir des sens procuré par cette immersion « en grandeur nature » dans un milieu aquatique proche du liquide intra-utérin, cette fable écologico-artistique pose des questions des plus opportunes. Parmi celles-ci, une se détache : La création (aussi bien artistique que celle constituée par les êtres vivants appartenant au règne végétal, animal ou encore humain) a-t-elle quelque chance de survie en dehors du monde ? Penser (le monde) n’est-il pas penser contre quelque chose qui est bien là et qui résiste ? Une très belle parenthèse, sensible et intelligente.

« Positions » d’Ivana Müller : pour sa toute nouvelle création donnée pour la première fois en France pendant ce festival, la chorégraphe, écrivain, et performeuse d’origine croate, Ivana Müller, a invité huit « figurants » à rejoindre ses quatre acteurs professionnels – d’abord lors de répétitions communes puis sur le plateau – pour composer une forme chorégraphique questionnant les rapports entre corps social et corps physique.

Chacun des quatre performers est équipé de panonceaux où est inscrit de manière aléatoire, exactement comme le sont dans nos vies respectives, un certain nombre d’acquis ou de non acquis selon le lieu où on naît (sur les trottoirs de Manille ou dans le XVI ème) et selon nos propres données personnelles (« j’ai l’amour » / « j’ai rien » ; « j’ai du travail » / « j’ai un stage », « j’ai un biscuit dans ma poche » / « j’ai faim » ; « j’ai la nationalité française » / « j’ai un petit bateau » ; etc.). Et, comme dans un marché vivant, chaque caractéristique héritée du milieu social ou d’autres circonstances plus ou moins aléatoires va donner lieu à un marchandage, en apparence des plus ludiques, mais dont les prolongements souterrains, tels des rhizomes, ne vont pas manquer de nous atteindre là où ça fait sens.

En effet au premier épisode, « J’ai », va succéder le second, « J’ai / Tu as », le troisième, « Tu as / On a », le troisième bis, « Nous, on a / Nous on n’a pas », le quatrième, « On m’a donné », puis le cinquième, « J’ai et je n’ai plus », pour se terminer dans l’apothéose quasi orgasmique du sixième épisode, « Nous avons », summum du partage des biens mis en commun. Surtout qu’entre temps les figurants se sont immiscés dans le jeu du pouvoir et du désir et ont pris toute leur place dans cette « petite entreprise ».

Quant aux spectateurs, leur « position » dans ces échanges en milieu ordinaire, est aussi essentielle. En effet derrière la modestie « affichée » de ce troc des biens, Ivana Müller mise sur l’intelligence de celui et de celle qui regardent pour s’emparer, au-delà de leur banalité quotidienne apparente, des différents mots-concepts qui « circulent » afin de créer sa propre fantasmagorie. De ce questionnement induit par le ballet qui se déroule sur le plateau, le monde d’aujourd’hui et ses fondements tant économiques, politiques que relationnels deviennent les sujets de son imaginaire.

Là encore, en créant le contexte propice à ce que les corps physiques des performers soient traversés par les idées qui jaillissent sans aucunement les fixer en eux, en branchant chaque spectateur sur sa petite musique personnelle, cette nouvelle écriture de scène portée par Ivana Müller aboutit, non pas à fabriquer du sens à ingérer, mais à mettre chacun en communication avec la vision du monde dont il est porteur. C’est non seulement très euphorisant (plaisir réel ressenti, quelle que soit la place occupée dans le dispositif) mais politiquement très efficace. Comme quoi avec une économie de moyens, on peut redessiner les lignes d’une nouvelle économie des rapports sociaux pour les rendre humains, simplement humains.
(A suivre …)

Yves Kafka

Visuel : El pasado es un animal grotesco, Mariano Pensotti.

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