RENCONTRE AVEC ANTONIJA LIVINGSTONE, ʺUNE MACHINE D’AMOURʺ

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]DOMAINES[ AU CCN DE MONTPELLIER : RENCONTRE AVEC ANTONIJA LIVINGSTONE, ʺUNE MACHINE D’AMOURʺ.

Rencontre avec Antonija Livingstone, danseuse, performeuse et chorégraphe canadienne invitée au CCN de Montpellier du 17 au 24 janvier 2014. Elle y a présenté deux de ses pièces séparées de 10 ans, The Part, sa première création solo à mi-chemin entre le théâtre, la performance et la danse ainsi qu’une pièce d’ensemble, Culture & administration : Trembling, dont le titre a été emprunté au célèbre traité socio-philosophique de Theodor Adorno L’Industrie culturelle.

Inferno : Bien qu’ayant pratiqué la danse classique, la danse contact, l’improvisation, les arts martiaux ou encore le drag kinging, vous avez au fond un parcours d’autodidacte, ne serait-ce pas une explication à la liberté des formes employée dans vos spectacles ?
Antonija Livingstone : Peut-être. Je pense qu’après une formation on tend à reproduire des conventions que l’on a apprises. En revanche, si on se dirige vers une formation-déformation, on suit davantage son propre chemin. Mais mon travail, c’est aussi un travail de conversations avec d’autres artistes comme j’ai pu le faire avec Benoît Lachambre , Meg Stuart, Heaver Kravas…

La pluridisciplinarité serait alors le produit de vos rencontres artistiques ?
Oui, par exemple hier soir pour Culture & administration le projet était de partager une exhibition des présences rares et menacées. Il y avait notamment des activistes transgenres, des dresseurs de serpents, des artistes visuels ; une collection de présences diverses qui sans être un zoo était plutôt l’opportunité d’une rencontre sociale, une rencontre qui nous a notamment dirigés sur différents matériaux et qualités.

Quel est votre processus de création ? Vous partez d’une matière, d’une idée, d’une expérience ?
En fait, c’est tout à la fois. Il y a un problème qui interrompt nos vies et comment toucher ça ?
En l’occurrence pour mes derniers spectacles, c’est le jaillissement d’un manque d’intimité, de tendresse et plus encore de tendresse du masculin. Et c’est aussi l’envie plus particulière d’une affirmation d’une affectivité queer qui est très importante pour moi mais qui peut faire violence dans une société. Voyez en France avec toutes ces manifestations contre le mariage gay, les gens n’ont pas d’autres choses à faire ! J’essaie donc de faire exister des idées, des sentiments là où on n’en a besoin. Ici c’est comment affirmer une affectivité queer et prendre la place avec cette présence. Au final, on pourrait dire que sur scène c’est une chorégraphie mais c’est avant tout une manifestation pour affirmer les marges, les corps marginalisés et leur intelligence. Et quand je parle de corps marginalisés je pense aux corps entre-deux, aux corps trop gros, trop minces, invisibles, imprévisibles.

Dans ʺThe Partʺ, vous réalisez avec audace et agilité un travail de transformation-transgression des clichés posés sur la féminité et le masculin. Dans ʺCulture & administrationʺ vous décloisonnez également les barrières du genre pour créer des corps communicants hors de la communication ʺindustrielleʺ. Il y a donc une nature subversive dans votre travail. Pensez-vous que cette subversion est immanente à l’ art ?
L’art n’a besoin de rien mais nous avons besoin de l’art quand la nuit est longue et difficile pour entrevoir de la lumière. C’est un peu ce que revendiquait Adorno dans les années 40. Et ce discours est toujours vrai. La manière dont les choses nous sont administrées tue la vie culturelle et les identités. C’est pourquoi il nous faut essayer de vivre autrement avec l’échange de don, avec plus de poésie. Comme je m’amuse souvent à le dire, mes pièces sont une machine d’amour. Attention, je précise que ce n’est pas une machine à construire, ce n’est pas une fabrique mais un moteur. Je veux proposer une autre manière d’être ensemble, nous les femmes, les hommes, les transgenres ; intégrer toutes les ambiguïtés parce qu’elles sont cruciales. Je veux également affirmer les pratiques où l’on prend soin de nous-mêmes. Certes, il y a un côté utopique là-dedans. Mais j’ai envie que le public partage ça, cultive son regard dans un spectacle non spectaculaire qui joue sur la temporalité dans la mesure où l’on prend le temps. Ainsi il y a une duration de chaque offrande, de chaque scène, qui est autre chose que ce que les médias nous transmettent. Personnellement, je tente d’accueillir le temps avec des moments très doux et la douceur, malheureusement, ce n’est pas populaire.

Est-ce que vous restez entièrement libre dans vos créations ?
Ça dépend, dans The Part, mon projet solo, je ne me suis réellement posée aucune limite. En revanche, quand on est un ensemble, c’est une autre manière d’envisager et de partager les responsabilités. Puis il y a parfois des contraintes techniques ou autres imposées par le lieu qui nous accueille mais au CCN c’est une confiance totale qui est accordée aux artistes. Cette maison n’hésite pas à inviter des artistes à risques, hors normes. Pour preuve, dans Culture & administration, j’ai créé une rencontre entre le public et des serpents sans en aviser le CCN. Il y a ici je trouve un esprit de curiosité, d’ouverture pour les propositions et envers les spectateurs. Hier soir j’ai eu la chance d’être accueillie par un public vraiment varié avec des familles, des enfants, des abonnés, des étudiants, des queers. Mais ce n’est pas toujours le cas, toute pièce est un processus vivant avec un public qui est une personne à la fois. Alors il arrive que je sois confrontée à des réactions de rejet et c’est tout aussi bouleversant et fantastique. C’est ce que j’ai vécu en Russie où certains spectateurs sont sortis de la salle, d’autres hurlaient pour faire arrêter la représentation, et d’autres encore hurlaient également mais cette fois pour que je continue.

Dans la danse contemporaine, quelle est votre identité chorégraphique ?
C’est certainement une chose que l’on peut me donner mais que je ne saurai définir moi-même. En tout cas, je ne pense pas que ce soit de l’ordre d’une écriture du mouvement. Ce qui crée un problème d’ailleurs car se pose la question est-ce que c’est de la danse ou pas. Mais pour ma part, peu importe, ce sont les gens qui donnent les subventions qui décident de ça. Ce qui me caractérise c’est plutôt un esprit et aussi peut-être une question de langage. Le mien est instinctif, instantané. Dans les performances, j’aime inviter les gens à entrer et interagir sur scène. Par exemple dans A situation for dancing un projet que j’ai réalisé il y a deux ans avec Heaver Kravas, je me suis demandée comment dans un théâtre, autrement dit une boite noire officiellement encadrée, créer une situation pour danser. J’ai décidé d’ouvrir cet espace ce qui s’est conclu par la présence insolite de personnes extérieures dont l’intervention d’une fanfare. Donc si identité il y a, ce serait une identité qui défait, qui s’engage à enjamber les cadres et à déconstruire les idées fixes.

Quels sont vos projets à venir ?
Je suis actuellement dans une phase nomade entre Montréal et Berlin où je collabore avec la compagnie Damaged Goods mais c’est en Europe et surtout en France que je tourne le plus. Votre pays m’offre énormément d’opportunités pour la diffusion et l’élaboration de mon travail. D’ailleurs pendant ma résidence au CCN, j’ai initié un projet que je compte bien poursuivre qui sera une boucle de 5 heures où les artistes circulent. Autrement, je suis sur un projet cinématographique mais il est encore trop tôt pour vous le dévoiler.

Vous connaissez un certain succès en France, est-ce que c’est parce que vous correspondez ici dans les propos et thèmes de vos spectacles aux attentes et aux débats actuels ?
Je pense que Montréal est complètement à contre-courant au niveau culturel par rapport à l’Europe et plus particulièrement à la France, ce qui peut expliquer pourquoi autant de français s’installent à Montréal. Pourtant la France a de l’étranger une réputation de progressiste mais en réalité, de ce que je vois, il me semble que c’est loin d’être le cas. Alors oui, mon travail ici est peut-être nécessaire et bienvenu.

Propos recueillis par Aude Courtiel

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