FOCUS MIGUEL GUTIERREZ : LE NOUVEAU FESTIVAL, CENTRE POMPIDOU
Focus Miguel Gutierrez / « Heavens What Have I Done » & « Storing The Winter » / Nouveau Festival / Centre Pompidou.
Heavens What Have I Done
A mi-chemin entre l’atelier et le numéro de revue qui part en vrille, la performance de Miguel Gutierrez est un détonnant mélange d’humour, de séduction, d’exubérance et d’extrême lucidité. L’air de rien, avec engouement et légèreté, « Heavens What Have I Done » pose des questions essentielles à la création contemporaine.
Un simple battement de cils, certes extra-longs, glamours, suffit pour que le public quitte les gradins et s’installe à même le plateau. De par une simple invitation, l’artiste new-yorkais reconfigure d’entrée de jeu l’espace de la représentation et la relation aux spectateurs. La grande proximité, le regard en contre-plongée, le fait d’avoir à assumer sa posture corporelle instaurent une certaine forme de partage d’expérience. La scénographie se construit petit à petit, à coup de renfort de la part d’un volontaire. A l’instar des frusques et pacotilles déversées d’une valise rouge, la parole est colorée, savoureuse, touche souvent à l’intime. Avec un naturel déconcertant, Miguel Gutierrez y glisse des réflexions très pointues sur les codes obtus du marché de l’art, complètement insensibles aux rythmes de la création, sur l’intérêt actuel pour la performance et les visual arts, sur le doxa de l’effacement du corps dans certaines écoles de danse. Artiste du débordement sensoriel et de l’excès, le new-yorkais défend dans ses créations la densité de strates de perception, l’instable, les puissances non-rationnelles, mystérieuses, opaques et fulgurantes, d’une pensée incorporée qui échappe aux pressions réductrices des concepts cartésiens.
Davantage que la perruque style Marie-Antoinette et l’accoutrement bariolé qui évoque vaguement le faste des doges vénitiens, davantage que les livres de Platon ou de neurosciences qu’il sort d’un sac à dos fatigué, sa danse furieuse et acharnée, l’énergie féroce qui s’en dégage, restent ses arguments les plus imparables. Le plancher vibre sous ses pas appuyés, ses chutes lourdes trouvent une résonance dans les corps mêmes des spectateurs. Le glissement vers la démesure est radical. Un véritable mur de son s’enchevêtre à partir de la voix du performer démultipliée à l’infini et reprise en couches successives par des pédales de distorsion. Les mots et les phrases s’entrechoquent et se fracassent, submergés par le vortex des boucles noise. Plus que le sens, c’est la texture violente ou sensuelle des paroles qui intéresse Miguel Gutierrez, comme dans ces moments de grâce où sa voix accompagne et relève le timbre généreux, boisé, de la mezzo-soprane Cecilia Bartoli. La magie ne fonctionne pas de manière instantanée, ses fragrances infiltrent subrepticement la mémoire, se décantent dans la durée, titillent l’imaginaire, imposent enfin, au delà de tout étonnement ou résistance, l’exclamation : c’est tellement bien que tu sois ici ! comme un écho à la ritournelle que murmure l’artiste à la fin de la pièce en regardant chaque spectateur au fond des yeux.
Storing The Winter
Deuxième volet du focus dédié, dans le cadre du Nouveau Festival, à Miguel Gutierrez, « Storing The Winter » dévoile un autre pan de la complexe personnalité de l’artiste new-yorkais. Le musicien expérimental Jaime Fennelly aka Mind Over Mirrors — ancien compagnon de route au temps des expérimentations radicales dans le duo Sabotage — le rejoint pour cette performance à la beauté ténue et exigeante.
L’espace du Grand Studio du Centre Pompidou est totalement reconfiguré, de telle manière qu’il puisse retrouver des dimensions plus intimes et une certaine proximité qui n’est pas sans évoquer le loft décati de Bushwick qu’ils ont partagé au début des années 2000.
Instrument bâtard — l’harmonium indien était apprécié dans le temps pour sa robustesse et sa relative facilité à être embarqué dans des voyages — la machine à merveilles de Mind Over Mirrors permet aux circuits électroniques de se greffer sur un dispositif mécanique légèrement modifié : ce ne sont plus les mains, mais les pieds nus du musiciens qui pressent ses pédales pour faire entrer l’air dans les boyaux de la machine. Le corps, avec son engagement et son effort physique, fournit ainsi la matière première de cette musique à la fois éthérée et extrêmement intense. Les respirations profondes de la machine libèrent en flux continu des nappes sonores qui courent les unes sur les autres, se fondent dans un mouvement quasi-symphonique dont les vagues ressacs s’évanouissent, succombent à la richesse de demi-tons et aux infimes modulations qui ponctuent une vertigineuse montée en intensité. Le plateau devient sa caisse de résonance.
Miguel Gutierrez semble capter les courants d’air, se laisse porter par leur incroyable énergie, se grippe par moments, au bord de la chute, dans des équilibres périlleux, où le corps vacille comme pour amplifier le danger. Un étrange frémissement le gagne, démultiplication en échos d’un même mouvement qui secoue la chair entrée en résonance, gorgée de la puissance de la matière sonore. La fluidité des gestes se trouble dans des saccades infimes.
Jaime Fennelly travaille patiemment, distend le temps, se glisse dans ses plis. Ses harmonies bâtissent de prodigieuses architectures immatérielles. Miguel Gutierrez se tient dans les bords du plateau, sa danse se fait épreuve des frontières perméables de l’espace. Les gradins abandonnés par la nouvelle configuration du Grand Studio, qui installe une fois de plus le public sur le plateau, semblent s’animer derrière le voile noir qui les plongeait jusqu’alors dans une paisible indétermination des limbes d’un paysage fantomatique. Des failles viennent s’y ouvrir, l’unité d’espace-temps pourrait à tout moment se dérober, comme suspendue à un battement de cil, un seul faux cil, énorme, qui marque un double profil facétieux du performer. Sa danse conjugue poids, tensions, force, frappe, bascule – doigts qui se recroquevillent comme des serres – précision, fluidité, volutes, sensualité, avant de se replier sur elle même comme sous l’emprise d’une entité irrésistible. La respiration se mue en halètement, puis chant inquiétant, qui se solidifie en boucles sonores distordues, amplifiées, portées par la massive respiration de l’harmonium de Mind Over Mirrors. La parole est ravalée par le magma sonore dans un déploiement hypnotique de textures, d’amplitudes et couleurs des vibrations. Les pulsations des basses densifient encore davantage l’atmosphère, la poussent au bord du délire, avant que le rythme puissant ne se délite, laissant le danseur suspendu, ébahi, stupéfait, comme étranger à lui même, revenant de loin, le souffle coupé.
La musique de Mind Over Mirrors devient le médium désormais presque palpable de cette performance partagée, qui englobe les spectateurs. Son souvenir perdure dans les muscles longtemps après que tout soit fini, sans qu’on puisse précisément dire d’où vient la force de ces sons envoutants.