BIJI DIVA ! MING WONG / BÜLENT WONGSOY : L’ARTIFICE COMME IDEAL
Correspondance à Berlin.
Ming Wong / Bülent Wongsoy : Biji Diva !
« […] Il faut abandonner ici le langage et le masque du théâtre. Les échafaudages, après tout, ne servent qu’à construire d’autres choses, et on ne devrait les dresser que dans l’intention de les démolir. » (Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973).
Bülent Ersoy est une chanteuse et actrice turque. Née de sexe masculin en 1952 à Istanbul, Bülent Ersoy démarre sa carrière au début des années 1970. Idole populaire au brushing impeccable, le jeune chanteur engage une opération de réassignation sexuelle en 1981 à Londres.Conservant le même prénom, elle se produit alors sur scène sous sa nouvelle identité passant de jeune homme aux costumes cintrés à la diva populaire aux robes flamboyantes.
Dès 1981, le régime conservateur mis en place par le général Kenan Evren interdit la représentation en public de personnes transsexuelles et transgenres dans le but de lutter contre la « déviance sociale ». La chanteuse est arrêtée par des militaires directement sur scène. Contrainte au silence, elle s’exile en Allemagne. En 1988 le code civil turc est revu : il est alors possible pour les personnes ayant changé de sexe de réclamer une carte d’identité rose pour les femmes et bleue pour les hommes. Légalement reconnue, Bülent Ersoy fait alors un retour triomphal dans son pays natal. Sa popularité est décuplée, la diva est une figure majeure de la musique populaire et des médias turcs.
Sur un plateau télé en 2008, elle s’oppose publiquement à l’intrusion militaire turque au nord de l’Irak. Accusée de monter la population contre le service militaire, la chanteuse est alors poursuivie en justice. Jugée non coupable la même année, elle conserve néanmoins ses positions anti-militaristes. Bülent Ersoy a aujourd’hui 62 ans.
C’est d’abord le jeune homme au sourire éclatant du début des années 1970 que l’on découvre sur un petit écran de télévision dans la première salle de la galerie Carlier / Gebauer lors de l’exposition en avril 2014. Image, costumes et attitudes datés entremêlés d’apparitions d’un double contemporain : Bülent Wongsoy. Ce sosie incarné par l’artiste Ming Wong parasite l’espace d’exposition en apparaissant dans les archives et reconstitutions biographiques de la diva stambouliote.
En 2011 à Berlin, pour le festival In Transit à Haus der Kulturen der Welt, Bülent Wongsoy fait sa première apparition sur scène lors de quatre karaokés filmés et projetés dans l’espace d’exposition suivant les quatre phases et transformations de la diva : Bülent le jeune homme, Bülent la transsexuelle, Bülent la femme et Bülent la mère où pour cette dernière, la propre mère de l’artiste, May Wong, se montre vêtue d’une robe de couleur bordeaux satinée. À la manière d’une comédie musicale, de petites scénettes ponctuent la performance et illustrent certains épisodes de la vie de la diva, comme son arrestation par deux militaires casqués.
L’imposture est renforcée par la création de divers objets, documentation et reliques de la carrière de Bülent Ersoy, imitations troublantes qui viennent légitimer dans le temps l’existence du double Bülent Wongsoy. Une mosaïque de pochettes de vinyles tapisse le coin d’un mur. Usant de la même esthétique kitsch, on y reconnaît par alternance le visage de Ersoy, puis celui de Wongsoy. En face, une collection de cassettes audio joue au même pastiche entre archives réelles et fabriquées. Maquillage, perruques, costumes, mimiques, sourires, poses et décors : tous les artifices sont copiés pour assurer une ressemblance déroutante. Les « coulisses » de cette imposture nous sont dévoilées dans une dernière salle où l’on voit sur des photographies les préparatifs de cette transformation, elle aussi mise en scène.
Dans une seconde projection vidéo voisine des performances karaoké, la vie de Bülent Ersoy nous est racontée au travers de plusieurs entretiens, conférence de presses et interventions sur des plateaux télé. Images d’archives « réelles », elles aussi croisées par des clips musicaux de Bülent Wongsoy et reconstitutions burlesques de l’arrestation de la diva avec d’autres transsexuelles par les militaires, qui se terminent en comédie musicale campy. Les artifices grossiers et l’usage de l’exagération par l’artiste-sosie court-circuitent tout effet tragique.
Ming Wong (re)produit alors une esthétique, voire une stratégie ‘’camp’’ comme défini par Susan Sontag dans son célèbre essai « Notes on Camp » (1) : amour de l’artificiel et de l’exagération mis au service d’une incarnation qui ne tente pas pleinement l’exercice de l’illusion mais assure immédiatement une distanciation. Au sein de la représentation elle-même est soulignée la pleine conscience du jeu poussant alors à son extrême la métaphore de la vie comme théâtre. Ces procédés qui démantèlent immédiatement la fiction fuient tout sérieux. L’humour est un moyen pour l’artiste d’atteindre avec plus d’efficacité le spectateur devenu ainsi vulnérable. Lors d’un entretien dans Art It (2), l’artiste explique « L’humour est un bon outil. Quand la garde est baissée, tu atteins directement la psyché du public. »
Malgré les costumes, attitudes et maquillage arborés par l’artiste, la facticité de l’entreprise est rapidement démasquée par l’usage d’une texture contemporaine, les traits reconnaissables et le corps trentenaire de Ming Wong, mais aussi l’usage d’une langue qu’il ne maîtrise pas. Toutes les séquences sont performées en turc et sous-titrées également en turc, puis en allemand et enfin en anglais. L’appropriation d’une langue et l’imitation d’une voix est sûrement l’une des marques les plus troublantes de l’exercice de mimétisme.
Grandi dans un pays où les langues officielles sont l’anglais, le mandarin, le malais et le tamoul, Ming Wong s’est exercé lors de précédents projets à l’italien et à l’allemand, reprenant systématiquement la langue originale de ses impostures. En 2009, pour la 53ème Biennale de Venise, il demande cette fois à une actrice de type caucasien de reprendre à la fois le rôle de Maggie Cheung et Tony Leung dans In the Mood for Love (Wong Kar-Wai, 2000). Pendant quatre minutes, l’actrice tente avec difficulté de parler cantonnais, répétant les phrases de l’artiste-réalisateur en voix off.
Dans le même entretien pour Art It, Ming Wong explique cette importance du langage dans son travail et au sein des procédés d’imitation, « Le processus d’apprentissage d’une langue inconnue, la répéter et les échecs de ce processus font partie de l’oeuvre. Ce mimétisme ou répétition est une activité de base pour construire ta propre identité ».
Cette question de l’identité, de sa construction, ses fluctuations, sa représentation privée et publique prend une part importante dans les choix parodiques de l’artiste. En 2009, également pour le pavillon de Singapour à la Biennale de Venise, l’artiste présente Life of Imitation, pastiche du film Imitation of Life de Douglas Sirk (Mirage de la vie en français, 1959). Dans la version originale, déjà remake du film de John M. Stahl (1934), Annie Johnson est une femme noire qui vit seule avec sa fille Sarah Jane, qui rejette violemment ses origines noires, jusqu’à se faire passer pour une blanche en public et auprès de son petit ami. Ming Wong reprend une scène culte où la jeune fille face à un miroir proclame sa ‘’blancheur’’ devant sa mère qui vient la retrouver pour la dernière fois. Ce moment, climax du film, est rejoué tour à tour par trois acteurs qui représentent les principaux groupes ethniques présents à Singapour (chinois, malais et indien). Poses, expressions exagérées et travestissements tournent ce dialogue hautement tragique en ridicule mais révèlent néanmoins et peut-être avec plus de force les jeux de constructions qui définissent une identité et leurs capacités à s’interchanger.
Le projet Biji Diva ! se distingue fondamentalement dans l’oeuvre de Ming Wong qui s’est d’abord intéressé au médium et aux constructions narratives cinématographiques, jouant également avec le langage filmique lui-même et le rôle du spectateur dans des procédés d’identification et de mimétisme. En choisissant cette fois l’histoire de Bülent Ersoy, il s’infiltre dans le réel et élabore un personnage qui n’est plus à appréhender uniquement dans un ou plusieurs plans filmés d’une scène mais dans de multiples exercices de représentations publiques inscrits tout au long d’une vie (performances live, clips musicaux, entretiens, photographies, etc.).
En passant de l’imitation d’acteur à une personne bien réelle, Ming Wong procède au même déplacement opéré par Erving Goffman dans son ouvrage La mise en scène de la vie quotidienne (3). Alors que le sociologue utilise le terme de « représentation » pour désigner les activités d’un acteur dans un laps de temps filmé, il définit par « façade » l’appareillage symbolique utilisé dans toute représentation publique. La façade désigne à la fois des éléments « fixes » et interchangeables. Les premiers, bien qu’à différents degrés de stabilité, sont les caractéristiques raciales, l’âge, la taille, le sexe et la physionomie alors que les signes distinctifs de la fonction, les vêtements, l’attitude, la manière de parler, les mimiques, les comportements gestuels, etc. peuvent varier.
Par choix, Bülent Ersoy a tenté d’agir sur la totalité de cette façade, que ce soit par opérations chirurgicales ou par l’usage d’artifices. Bülent Wongsoy, le double créé par Ming Wong, quant à lui puis elle, joue à ne transformer que les éléments interchangeables. C’est ici que la disjonction s’opère, créant alors la situation de distanciation comique qui met immédiatement au jour ces données en mouvements qui constituent notre « identité ».
Gauthier Lesturgie
1- Susan Sontag, « Notes on ‘’Camp’’ », The Partisan Review, 1964.
2- Ming Wong, Andrew Maerkle, « Ming Wong : A Relationship of Like and Unlike Terms », ART iT, 2010.
3- Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne : La présentation de soi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1973.
Ming Wong : « Biji Diva! » (Part 1) 2011 two channel video installation, Performance at « In Transit Festival », Haus der Kulturen der Welt, Berlin (Germany) video still / Biji Diva! (record cover), 2014, Digitial print on cardboard / exhibition view at carlier | gebauer, « Bülent Wongsoy: Biji Diva! », Berlin 2014. / courtesy: carlier | gebauer, Berlin and Vitamin Creative Space, Guangzhou.