NOVART 2014 : GOMBROWICZ ET YVONNE, PRINCESSE DE BOURGOGNE : SILENCE, ON TUE !

YVONNE, PRINCESSE DE BOURGOGNE

NOVART 2014 : Yvonne, Princesse de Bourgogne / Texte Witold Gombrowicz – Mise en scène Jacques Vincey / TnBA Bordeaux, du 3 au 7 décembre 2014 / Création Septembre 2014 au CDR de Tours.

Gombrowicz et Yvonne, Princesse de Bourgogne : Silence, on tue !

Un royaume imaginaire, une époque indéfinie. Un Prince qui s’ennuie « grave » d’avoir à satisfaire aux prescriptions de sa charge, saturée de représentations codifiées. En effet ici tout est invitation à l’ennui ; là tout n’est qu’ordre étudié et beauté clinquante, luxe insolent, calme artificiel et volupté jouissive. On s’adonne en dilettante blasé au plaisir d’un sport en vogue, on tâte aristocratiquement de la raquette, on écoute les musiques branchées, on badine entre jeunes gens bien nés sur les conquêtes féminines fantasmées et, dans un univers design aux lignes épurées, on parle haut et fort avec la distinction et l’assurance qui sied à ceux et à celles que les origines ont préservés de la médiocrité rugueuse du parler populaire. Bonjour tristesse…

Mais, au fond de soi, pour être Prince on n’en est pas moins homme. Aussi, lorsque va faire irruption dans ce monde aux « sur-faces » polies, une mollassonne sans forme et atone, l’héritier du trône va-t-il s’en saisir comme d’une bouée de sauvetage pour se prouver qu’il est bien vivant, lui, et qu’il peut défier tout le protocole (externe, mais aussi celui qu’il a intégré en lui) qui l’asphyxie. Elle le répugne ? Donc il l’épousera, lui que sa condition appelait à s’unir avec les jeunes filles les mieux faites et les plus « comme il faut » du royaume ! Simple caprice de jeune homme gâté, voulant défier l’ordre établi en se libérant d’une camisole dorée ? Ou pose d’un acte essentiel à sa survie ?

A voir les réactions de la Reine Marguerite, du Roi Ignace, du Chambellan et autres personnages de la Cour, il y a là pour le moins matière à questionnement. Le premier sentiment de stupeur vite dissipé par l’idée qu’il ne pourrait s’agir que d’une farce, laisse ensuite place à l’incompréhension totale lorsque la nature du délit de lèse-majesté est établie. Mais que peut-il lui trouver à cette moins que rien enfermée dans un mutisme chronique que rien ne vient ébranler ? Alors pour supporter l’insupportable et donner un sens à cet acte insensé, il va être fait appel à la religion, seule voie de recours possible : se parant de la chasuble de charité chrétienne visant à accueillir les simples d’esprit et les déshérités mentaux, sous l’égide de la mère, ses majestés et leur cour vont faire place en leur sein à la misérable créature, tablant qu’au Royaume des cieux ils seront récompensés au centuple (pour être généreux, on n’en perd pas pour autant « la raison » économique).

Mais le grain de sable, si insignifiant soit-il, en étant introduit a déjà enrayé la mécanique pourtant bien huilée des usages « en Cour ». Tel le Sauvage dans Le Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley, ce « bouc… chèvre… cafard… guenon » (comment nommer l’innommable ?) va faire exploser l’ordre établi, tant son comportement est ressenti comme une provocation monumentale : là où le discours convenu des courtisans tend à maintenir coûte que coûte l’illusion d’un équilibre factice, le silence renvoie à l’impensable. Par l’inertie qu’elle oppose au travers d’un corps dépourvu d’attrait et sans consistance aucune, par le mutisme quasi-total qu’elle manifeste « bruyamment » (Gombrowicz passe des vingt-cinq répliques qu’il attribue à son personnage princeps en 1938 dans la revue où la pièce est publiée, à sept lors de la publication en volume en 1958, et même à néant en 1968, apposant simplement cette didascalie à côté de son nom : « Elle se tait »), par son absence terriblement présente (même maltraitée, même soumise aux sarcasmes et humiliations qui s’abattent sur elle, elle ne réagit aucunement), Yvonne, devenue par le caprice existentiel d’un héritier du trône, Princesse de Bourgogne, va être à l’origine d’un véritable cataclysme.

Dès lors, le bel ordonnancement du début – où, fort de sa superbe, ayant parfaitement intégré son aire d’évolution, chaque membre de la Cour occupait la place qui lui revenait dans un ballet réglé au métronome – va se déliter laissant place au surgissement des pulsions jusque-là contenues sous le masque des convenances nobiliaires. Or comme les pulsions sexuelles ont pour caractéristiques, lorsque le vernis culturel vient à se fissurer et que la fonction surmoi est mise en mode pause, de ne répondre à aucune exigence de censure, les instincts refoulés vont se donner libre cours.

Le Prince, s’emparera d’une dame bien faite l’embrassant à pleine bouche et se retrouvera, l’instant suivant, à moitié nu, le sexe à l’air, excité soudain, lui le bouc en rut, par la vue de celle qui allait devenir la « chèvre émissaire ». Chacun tour à tour va révéler ce qu’il est. Les secrets honteux, soigneusement dissimulés sous le masque de la bienséance, vont resurgir à la surface et envahir l’espace commun, déclenchant une déferlante de révélations abjectes. Le roi Ignace n’a-t-il pas avec son Chambellan, dans leur jeunesse folle, violé une pauvre fille qui, blessée à mort dans sa dignité de femme, s’était lancée du haut d’un pont pour rejoindre la rivière où elle fut engloutie ? La reine Marguerite ne s’est-elle pas laissée aller à écrire des poèmes qu’elle a dissimulé dans les housses du canapé, coussins qu’elle crèvera pour, avec une lubricité non contenue, se rouler dans les plumes et jouir en déclamant ses vers, la jupe remontée sur les cuisses et la poitrine à moitié nue ?

La Cour mise à mal – ou plus exactement mise « à jour » – par la seule présence du Silence que leur oppose cet être sans consistance, autre que celle que lui attribuent les protagonistes… Est-ce ainsi que la vérité advient ?

Comment le Silence peut-il accoucher de la vérité des sujets de sa Majesté ? De quel pouvoir est-il investi pour ainsi « dire » à chacun ce qu’il s’efforçait de dissimuler aux autres et aussi à lui-même ? On ne peut manquer de retrouver là des échos d’un dispositif propre au champ de la psychanalyse : Yvonne ne serait-elle pas, « à son corps défendant », du fait du Silence magistral qu’elle leur oppose, mise par ces « névrosés nombrilistes » dans la position de l’analyste « supposé savoir » ? Investie ainsi, elle devient celle par qui la vérité, scandaleuse par essence, peut émerger du refoulement où elle se cantonnait.

Mais, comme toutes les vérités – n’en déplaise aux bonnes âmes – ne sont pas bonnes à (se) dire, le système pour s’autoréguler n’envisagera que la mort programmée de la fauteuse de troubles, seule solution pour rétablir l’ordre sociétal et effacer ainsi les traces de l’ignominie révélée. Lors du banquet final, décision est prise de servir des perches bourrées d’arêtes. D’ailleurs les protagonistes (eux pour qui la présence de cette intruse est difficile à avaler, comme une arête plantée là au travers de la gorge qu’il va bien falloir « déplacée ») ne s’y trompent pas lorsque, comme elle est femme, ils traitent non de bouc mais de chèvre… émissaire, celle par qui le scandale est arrivé.

René Girard, anthropologue de la violence et du fait religieux, dans La Violence et le Sacré a mis au jour cette propension que les sociétés « humaines » avaient de désigner une victime expiatoire, si possible porteur d’un handicap (et Yvonne, au regard de la norme, en concentre quelques-uns de ces handicaps moqués par la noble société), pour recouvrer l’unité que la violence de leurs désirs avait réduite en éclats.

En provoquant la mort d’Yvonne, dans le même temps que la Cour unanime la désigne coupable d’avoir déclenché le chaos, cette violence la sacralise. En effet, dépassant la simple désignation de la victime fautive qui se doit d’être éliminée, ce meurtre a pour fonction, au travers du sacrifice réalisé, de rétablir la paix en eux et entre eux. Ce caractère sacré de celle par qui le miracle de l’unité recouvrée advient, est redoublé par la nature de « l’arme » utilisée pour la trucider : une arête de perche… Le poisson étant dans la symbolique chrétienne une allégorie de Jésus, le sauveur.

La belle mise en scène de Jacques Vincey, directeur depuis le 1er janvier 2014 du Centre dramatique régional de Tours, sert la première pièce jouée de Witold Gombrowicz, avec l’énergie et le rythme qui en actualisent le propos tout comme la scénographie design. Ménageant des moments burlesques pour alléger la noirceur des situations (l’hystérie de la Reine Marguerite se roulant au sol, est l’un d’entre eux), il réussit à faire rire sans pour autant couper de l’émotion liée à la tragédie du déchaînement des pulsions violentes aboutissant au meurtre du vilain petit canard. Quant aux acteurs et actrices (mention particulière à Hélène Alexandridis dans le rôle de la Reine) réunis sur le plateau, ils prêtent avec à-propos, à ce texte écrit en 1938, l’écho de leur voix contemporaine.

Yves Kafka

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