FESTIVAL D’AVIGNON : A LA FABRICA, KRYSTIAN LUPA PORTE TRES HAUT LE SCANDALE DE LA VERITE, MISE A NU PAR THOMAS BERNHARD

Krystian-Lupa

FESTIVAL D’AVIGNON : « Des arbres à abattre » (Wycinka Holzfällen) de Krystian Lupa / d’après Thomas Bernhard / la FabricA / samedi 4 juillet 2015.

Lorsqu’en cet après-midi d’ouverture de la 69ème édition du Festival, après quelques quatre heures vingt d’immersion dans un espace-temps pouvant être celui d’un salon viennois vomi en son époque par Thomas Bernhard mais ayant valeur universelle, une grande partie du public libéré par la force d’une expérience – tout aussi décapante que fondatrice – se lève pour applaudir à tout rompre, on comprend que dans ce nouveau lieu dédié au Théâtre qu’est la Fabrica, aux portes de la Cité papale, il s’est passé là quelque chose d’essentiel. Une sorte de miracle profane ayant trait à ce qui nous relie à notre humanité partagée.

Krystian Lupa qui avant d’exceller dans la direction d’acteurs, la mise en scène, la scénographie (fascinant cet immense aquarium en verre dans lequel, comme des mouches derrière la vitre, se cognent les existences frustrées de ces êtres habités par leur mal être) et les lumières, a suivi des études de peinture, d’arts graphiques, de cinéma, polycompétence qui l’amène à utiliser avec naturel la vidéo sur grand écran pour projeter « en pleine figure » le passé des protagonistes réunis à l’occasion de ce « dîner artistique ». Ce passé « re-visionné » par le truchement de la vidéo, sidère leur présent. S’ils sont là, réunis comme vingt ans auparavant, ces artistes frustrés de leurs idéaux d’alors et pour beaucoup compromis dans un asservissement à l’Etat via les subsides accordés, c’est à la « faveur » de la mort-suicide de l’une d’entre eux, la troublante et tourmentée Joana. Cet huis clos est observé et commenté avec une précision d’entomologiste par un narrateur-acteur calé dans le fauteuil à oreilles d’où il dissèque la comédie humaine à l’œuvre.

Parti du roman Des arbres à abattre de l’écrivain autrichien Thomas Bernhard – « celui qui dit non » avec une joie féroce – pour créer une fiction théâtrale aux résonances contemporaines troublantes, le metteur en scène polonais (spectacle surtitré en français) a extrait les personnages d’un récit littéraire et linéaire, pris en charge par un seul narrateur, pour leur donner vie et les faire à l’occasion polémiquer avec leur auteur.

Ainsi, sous l’œil d’une lucidité mordante de l’observateur-auteur, vont s’ébattre durant cette longue soirée des morts-vivants de l’art, des éclopés de rêves à jamais réalisés, des ratés non sublimes, des menteurs à eux-mêmes, qui déambulent dans le cimetière de l’oubli et de l’hypocrisie, comme s’ils se rattachaient à la planche de salut de l’auto-réassurance pour ne pas définitivement sombrer dans l’abyssal gouffre de leur ratage avéré. Mais l’observateur ne s’épargne pas pour autant : lui aussi n’a pas échappé à une attitude minable en discréditant le comportement de Joana – sombrée dans l’alcoolisme avant de se donner la mort – dans le seul but de valoriser sa petite personne à lui. Il est lucide à l’extrême, il sait pertinemment qu’il a joué lui aussi la partition qu’on attendait de lui, et ce, au détriment de la vraie vie ; il a sacrifié son je sur l’autel du jeu social.

La créativité scénographique de Krystian Lupa, au travers de l’idée de cet aquarium géant où les protagonistes tournent pathétiquement en rond, se heurtant immanquablement à une cloison de verre qui les sépare du public, rend palpable la tragi-comédie des serviteurs de l’Art soumis au diktat d’une Culture d’Etat où nombre d’artistes, bon gré, mal gré, sont amenés à se prostituer pour survivre… à moins qu’ils ne choisissent de disparaître pour de bon. Combien, pour une poignée de bonbons, sont amenés à réfuter ce qu’ils ont prôné avant leur trente ans ? Et le dur constat du narrateur (qui n’est pas un jugement mais une pure constatation) : « Avant on se réunissait pour créer, maintenant pour détruire ». Le seul recours entrevu est la drogue ou/et l’alcool pour tenter d’échapper à la dépression qui rôde. Et lorsque la question (qui tue) sera posée à la fin des fins de cette soirée palimpseste chez les Auersberger: « Avez-vous trouvé l’accomplissement dans l’art à la fin de votre vie ? », la réponse sera cinglante : « C’est une bien triste journée. Peut-être qu’en se suicidant Joana a fait ce qu’il y avait de mieux à faire. Parfois, il vaut mieux ne pas vivre. C’est plus commode ».

Et pourtant il n’y a là paradoxalement rien de nihiliste mais uniquement une attaque en règle contre le mensonge tant intérieur (celui du sujet asservi) qu’extérieur (celui de l’Etat qui asservit). Si bien que de cette épreuve vécue sous nos yeux pris à témoin, la vérité jubilatoire et énergisante d’une révolte ô combien vitale émerge de ce parcours à l’apparence désespérée. Et même si l’écrivassière mégalomane et masturbatoire (au vrai comme au figuré) n’arrête pas de contempler les yeux hagards son avenir qu’elle a derrière elle, même si le comédien d’Etat pérorant son autisme cultureux en ressassant en boucle son Ekdal du « Canard sauvage » d’Henrik Ibsen (acteur d’Etat, pathétique et jubilatoire à la fois), même si la Schreker rêvait d’être cette cantatrice qu’elle ne sera jamais, même si ces deux jeunes écrivains délurés de la nouvelle génération à part d’être « très sympathiques » n’ont a priori pas d’autres qualités, il n’en reste pas moins que tout reste possible. Sous les pavés du mensonge, la révolte est là, intacte. A chacun de s’en saisir.

La scénographie (qui, à l’instar de cet aquarium géant qui tourne sur lui-même pour dévoiler des scènes anciennes rejouées à l’envi – celle de La Princesse Nue opposant les deux amants d’alors, Joana et le narrateur auteur – fait « tourner la tête » vers d’autres horizons) et la mise en scène très créative de Krystian Lupa finissent d’exécuter le mensonge de manière brillantissime – et sans appel possible – là où Thomas Bernhard l’avait déjà génialement mis à mal. Oui, le public d’Avignon ne s’y est pas trompé : standing ovation aux comédiens et à leur metteur en scène, venu, presque timidement, le saluer.

Yves Kafka

Photo festival d’Avignon

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