ROBERT LONGO, ENTRE VOYAGE EN ABSURDIE ET ASSUJETTISSEMENT PROGRAMME
ROBERT LONGO « Luminous Discontent » / Galerie Thaddaeus Ropac Paris, jusqu’au 21 mai 2016.
Robert Longo, Entre voyage en absurdie et assujettissement programmé
Il y a tout d’abord une première approche très physique des œuvres de Robert Longo. Ce sont des œuvres qui s’imposent aux spectateurs tant par le gigantisme des formats que leur efficacité visuelle et technique. L’artiste propose une confrontation à l’absurdité du monde en jouant de dialogues entre les images qu’il produit. Se télescopent dans un même espace des œuvres au contenu a-historique à d’autres hypra-historique. Entre un dessin à la lisière du visible, à la palette de gris pales et un autre aux profondeurs noires intenses, le spectateur est pris au piège d’un étau. Étau de l’illusionnisme. L’immense polyptyque de l’Iceberg fait face à l’impact de balle dans la vitre des locaux de Charlie Hebdo. Deux lieux aux antipodes de temporalité, de sens mais mis à plat par frontalité qui semble nier l’échelle initiale des images de presse prélevées par l’artiste… comme un brainstorming, un mécanisme intellectuel où les images se télescopent sans hiérarchie et dans lequel on pourrait en effet voir un effritement du sens de notre monde, son fragile équilibre ainsi que l’absurdité de l’humanité.
Robert Longo dans cette exposition semble utiliser les étages de la galerie comme des strates de pensée, reléguant l’image du Divin au sous-sol, lieu des Enfers, dans un all-over impénétrable des soieries des robes des religieux. Ces robes font mur, une sorte de surface dont les motifs se répètent sans jamais être exactement les mêmes et qui fige le spectateur dans une frontalité dont il ne peut se défaire. Des enfers au paradis, c’est en effet le projet qui est ici proposé. Une forme de développement entre ciel et terre que suggère l’arbre gionesque, citation du medium, le fusain, et citation de Godot. L’arbre apparaît comme agissant dans ce lien entre terre et ciel, entre le monde des images et le monde réel, mais il fait aussi fonction de transition dans la relation que Longo instaure par rapport aux Maîtres de la peinture. L’arbre est une citation de celui commandé à Giacometti (arbre perdu apparemment) pour la pièce de Samuel Beckett, En attendant Godot. Il inscrit ici une double relation aux Maîtres en se confrontant à l’absurde du monde et à l’envers du décor. Au décor répond le décorum, entendu dans ses multiples acceptions, c’est-à-dire tout autant l’apparat officiel que les règles de bienséances régissant l’art. Un art du factice ? L’illusion spectaculaire mise en œuvre par Robert Longo agit dans un théâtre où le regardeur redevient spectateur. Comme de grands rideaux de scène, les œuvres apparaissent et disparaissent de façon très ordonnées pour conduire le spectateur dans un petit théâtre illusionniste. L’image, qui n’est qu’une image, est rapportée ici à son extrême degré, c’est-à-dire au champ de l’illusion. Le spectateur est pris dans un assujettissement total du fait de la monumentalité des dessins et de l’hyperréalisme. Il est abasourdi par l’œuvre, tant par son contenu que son efficacité. Palais des glaces ou théâtre de la cruauté ? En tout cas, une grande machinerie qui s’enroule autour de la spirale de l’escalier de la galerie.
Robert Longo joue dans un troisième temps de son rapport aux Maîtres de la peinture occidentale. Dans la série Hungry Ghosts, il reproduit les radiographies d’œuvres phares telles Bethsabée au bain de Rembrandt, son Visage du Christ, La Chambre de Vincent Van Gogh et Le Saint Jean-Baptiste de Léonard. Il semble, comme l’énonce Olivia Murphy dans le catalogue qui accompagne l’exposition, que l’artiste ancre son propos en écho au texte de Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique. Il s’agirait de démontrer l’inefficacité du concept de Benjamin concernant l’aura ? Reprenons… « Dans la mesure, écrit Olivia Murphy, où les dessins d’œuvres expressionnistes abstraites de Robert Longo, et ceux de sa série « Hungry Ghosts » sont reproduits à la main, et non pas mécaniquement, le geste du dessin invalide le soupçon d’une reproduction sans âme et investit l’œuvre d’une aura propre ». D’ailleurs, est-ce en écho ou en marge ? La question de l’épuisement de l’aura de l’œuvre se pose-t-elle de façon pertinente ici ? Est-ce l’introduction de la main de l’artiste dans un dispositif qui fait œuvre et donne sens à l’œuvre ?
Il met à jour par sa technique hyperréaliste l’intérieur des œuvres. Une confrontation à ces grand peintres ? Un hommage ? Une révélation de la beauté en puissance contenue dans ces œuvres ? Une réflexion semble-t-il sur ces différents dévoilements, ces repentir, ces voiles qui à l’instar de ceux de Bethsabée, semblent dévoiler les corps de la peinture. Les différents dispositifs des peintres apparaissent, les tensions des toiles, les gestes, les traces, la touche, les repentirs qui laissent apparaitre une autre éloquence à ces œuvres magistrales que rien ne réduit, encore moins la mise à plat qu’opère ici Robert Longo.
Dans cette même salle se trouve une petite sculpture de quelques centimètres de haut. Il s’agit d’un petit soldat de l’armée de Napoléon. Robert Longo est un admirateur de l’Empereur. Qu’admire-t-il au fond ? Le génie militaire ? Le chef de guerre ? L’homme qui s’autoproclame Empereur ? Napoléon est en effet celui qui a d’une certaine façon inventé une forme d’industrie de la guerre, une organisation très structurée, une machine de guerre. Une machine de guerre oui… peut-être le modèle au fond mis en œuvre par Robert Longo dans cette exposition qui fait le grand écart entre Benjamin, Bonaparte et Beckett. Une nouvelle théorie des trois B ?
Laurence Gossart
1- Untitled (Iceberg for C.D.F), 2015-2016, Charcoal on mounted paper, Each panel 308,9 x 126 x 7,9 cm (121,61 x 49,61 x 3,11 in), Paper Dimensions: 304,8 x 510,5 cm / 2- Untitled (Bullet Hole in Window, January 7, 2015), 2015-2016, Charcoal on mounted paper,Paper Dimensions: 193 x 363,2 cm (75,98 x 142,99 in) Framed Dimensions: 206,4 x 376,6 x 14,9 cm – Courtesy of the artist and Galerie Thaddaeus Ropac, Paris/Salzburg