FAB BORDEAUX : MICHEL SCHWEIZER DELIVRE SON « CHEPTEL » ROBORATIF

Festival international des Arts de Bordeaux métropole (FAB) du 5 au 25 octobre 2017; « Cheptel » de Michel Schweizer, les 23 et 24 octobre au Théâtre des Quatre Saisons de Gradignan.

ENTRETIEN : Michel Schweizer délivre son « Cheptel » roboratif

Inferno : Les titres de vos créations successives se résument à un seul mot qui claque comme une énigme jetée en pleine face. D’autre part, la plupart de ces titres font écho à un bestiaire archaïque… Ainsi « Fauves », « Primitifs », « Bâtards » (présenté dans les « Sujets à vif » – les bien nommés – au dernier Festival d’Avignon) et maintenant, « Cheptel »… N’entretenez-vous pas Michel Schweitzer des affinités électives avec ce qu’il y a de plus primal dans la nature humaine une fois dépouillée de son vernis sociétal ?
Michel Schweitzer : (rires) C’est la première fois qu’on me pose cette question, j’avoue qu’elle me plait bien… Oui, je m’attache dans ce lieu – le théâtre – où je mène mon activité à développer un rapport au vivant qui soit le plus brut possible, le plus primitif, le plus direct ; et cela s’incarne dès le titre… Le théâtre pose en effet un problème de fond tenant à une question essentielle qui trame mon travail : comment le vivant existe dans un lieu comme celui-ci ?
Certes il existe de manière factuelle du fait de la présence de deux communautés qui se font face. Mais j’ai souvent constaté que le vivant sur scène était altéré. C’est pourquoi, expérience après expérience, je cherche à ce qu’il puisse exister d’une manière la plus brute possible, la plus authentique qui soit. Ce qui est, il faut le dire, une jolie illusion : il suffit de mettre le pied sur le plateau occupé par les différentes communautés avec lesquelles j’ai pu collaborer – que ce soit des professionnels, de purs amateurs ou encore des personnes qui ignoraient tout du théâtre comme les dresseurs de chiens de « Kings » – pour s’apercevoir comment ces quelques mètres qui séparent le dehors du dedans vont faire que le vivant va s’en trouver totalement atteint, profondément perturbé ; cette transformation est sidérante…
C’est extrêmement troublant comme expérience… En tant que spectateur actif, je me suis vu constater ce phénomène qui créait en moi un manque de plus en plus intense, et ce, même si les interprètes étaient magnifiques. Le « sujet » [de l’acteur], je ne le reconnaissais pas, je le reconnais de moins en moins. D’où ces tentatives successives pour lui redonner sa place en invitant aussi sur le plateau des personnes qui sont totalement étrangères au monde du théâtre. Et là je m’aperçois que, si le professionnel il faut le déconditionner de son savoir-faire pour le ramener au plus près de lui, le novice lui il faut l’accompagner, le sécuriser, l’intéresser à l’entreprise et lui dire surtout que sa principale valeur c’est son authenticité qui doit être absolument préservée pour continuer d’exister sur scène. Quant aux titres, ils sont volontairement abrupts et je prends effectivement un soin particulier à ce qu’ils « claquent ».

Autre fil qui sert à tisser votre création, le casting de « Cheptel » – huit jeunes réunis sous votre houlette sur le plateau et munis d’un mystérieux kit de prévention en milieu hostile -renvoie à celui de « Fauves » dans lequel des adolescents étaient soumis aux injonctions des adultes. Mais là l’enjeu semble s’être déplacé, pour ne pas dire s’être inversé… Sans trop dévoiler ce que « Cheptel » va révéler questionner du vivant, en quoi ce nouvel opus peut-il être entendu comme une adresse faite en toute urgence aux adultes?
Le lien avec « Fauves » m’intéresse beaucoup… Entre ces deux créations, ma place d’artiste, de père, d’éducateur a bougé au point de ressentir en moi l’évidence de réessayer quelque chose avec des personnes jeunes. Une citation est de plus en plus vive en moi : « Mon enfance, je la cherche, comme une image perdue. Ou plutôt, c’est elle qui me réclame » [Rithy Panh, cinéaste, à propos du génocide cambodgien]. Plus j’avance dans l’âge, plus la couleur de cette citation agit sur moi. Au-delà de cette parenthèse plus personnelle, je m’interroge sur cette tranche d’âge des 11, 12, 13 ans. Je les resitue dans le monde actuel et dans la confusion dans laquelle nous sommes, nous adultes référents.
De ma place, j’observe avec un grand désarroi et une grande perplexité ce qui est en train d’advenir. Mes nombreuses interventions auprès de jeunes m’amènent à observer le tarissement du langage, encombré, malmené. Très souvent je constate qu’en écho de ce monde que nous leur « offrons », les jeunes gens ont une parole de surface dans laquelle on décèle un manque de propension à aborder la profondeur, comme si faisait défaut l’entrainement à nommer les éléments touchant à la sensibilité et à la réflexion personnelle.
C’est ce qui motive cette première rencontre avec ces huit pré-ados qui vont s’adresser à un public essentiellement composé, lui, d’adultes, je ne l’oublie pas. Le dispositif pourrait être justifié par cette question : « De votre place d’adolescents, et malgré votre jeune âge, qu’avez-vous à dire aux adultes qui pourrait leur être utile ? ». De plus en plus pris par le monde qui les entoure et par les machines qui les accompagnent, ces jeunes sont soumis insidieusement à la prise en charge de leur conscience. Je leur propose donc d’arrêter un instant le flux dont ils sont (dont nous sommes nous aussi, adultes…) captifs, pour créer un espace dédié à la réflexion libérée des ancrages sociétaux. L’idée étant que le résultat de cette expérience vécue grandeur nature par les jeunes sur le plateau apprenne aussi quelque chose aux adultes sagement pressés les uns contre les autres dans la salle.
Pour atteindre cet objectif, j’entraine les jeunes à être au plus près d’une authenticité retrouvée, à rechercher à haute intensité la liberté d’exister… C’est là un pari très compliqué qui constitue tout l’enjeu de cette création dont je ne sais encore la couleur exactement. Ce qui déstabilise en effet les jeunes choisis, c’est qu’à côté des – nombreux – passages écrits ils bénéficient aussi d’espaces d’improvisation au plateau. Cela les encombre. Et pourtant c’est là, dans ces interstices qui ne sont pas écrits à l’avance, qu’ils se mettent à vivre davantage, hors d’une parole pré-écrite, prescrite, par d’autres. Pendant quelques minutes, c’est à eux qu’il revient d’écrire leur partition… même si cette dernière reste malgré tout cadrée par la mise en scène de l’ensemble.
C’est de cette expérience troublante de cette traversée intranquille du non écrit que naît le surgissement du vivant. Les retours que j’ai eus de « Fauves » vont dans ce sens : pour certains spectateurs, les moments ressentis parmi les plus forts étaient ceux où les jeunes restés à vue à la périphérie du plateau attendaient de manière épidermique et des plus vivantes leur tour pour entrer en jeu. Les idées préconçues n’y résistaient pas.

Vos créations apparaissent comme des objets hétéroclites mêlant chorégraphie, musique, arts plastiques et alternant documents donnés pour réels et fictions assumées, le tout orchestré par un (faux) maître de cérémonie que vous interprétez avec une jubilation à chaque fois palpable. En quoi, dans vos créations, cette « mise en scène » de vous-même fait-elle corps avec votre propos ?
Dans « Cheptel » je ne suis pas sur scène mais je suis malgré tout dans la pièce… Ma présence physique c’est avant tout pour accompagner les personnes qui n’ont pas l’habitude du plateau, mais aussi cela sert directement mon propos qui est de placer le vivant au centre de mes créations. Ainsi dans « Fauves », je montrais aux jeunes que pendant que la pièce se déroulait je pouvais leur parler comme dans la vie, sourire ou rire aux éclats. C’est aussi le signe adressé que je ne me prends pas très au sérieux dans le rôle du meneur de jeu en nommant l’autodérision dans laquelle j’aime bien être. Mon parcours atteste en effet que je suis arrivé là je ne sais trop comment, et l’histoire de vie traversée m’amène à être encore là aujourd’hui. Ce dont je peux parfois m’étonner mais avant tout me réjouir…
Pour moi, il n’y a pas de rupture avant et pendant la représentation, c’est un tout avec sa cohérence. Ainsi parfois il m’arrive de m’asseoir au premier rang avec les spectateurs tant j’entends naviguer très librement entre ces deux espaces – le plateau et la salle – pour désacraliser ce face à face où le dominant se trouve immanquablement du côté de la scène. Je m’amuse ainsi de la position surplombante de la mise en scène. Ne me prenant pas au sérieux, je joue beaucoup…

C’est vrai, dans « Bâtards » à Avignon cet été, vous jubiliez…et le public aussi !
J’ai besoin de me sentir vivant et non pris dans l’étau de ce que crée l’endroit du plateau. Je l’ai pratiqué en faisant du théâtre normalement, de la danse normalement, et très vite je me suis aperçu qu’il était incroyable combien ce milieu m’obligeait à utiliser des techniques pour faire semblant d’être bien présent et bien vivant. Alors j’ai décidé d’oublier la technicité pour réfléchir aux conditions à réunir afin de permettre au sujet d’être au plus près de lui sans se protéger derrière une technique. En se présentant comme sujet reconnaissable, il peut alors faire appel à des techniques sans que celles-ci prennent le pas sur ce qu’il est. Faire ce va et vient constamment.
« Votre savoir-faire vous le maîtrisez merveilleusement bien – ai-je l’habitude de dire aux professionnels – mais vous, où êtes-vous dans tout ça ?… Le métier il va se révéler, rassurez-vous, mais la priorité c’est que vous existiez vous-même ». C’est pour cela que dans mes pièces j’ai toujours recherché des personnalités particulières. L’interprète qui glisse constamment d’un projet à un autre, j’ai un peu de mal à comprendre le bénéfice que cela lui procure si ce n’est en termes d’intérêts économiques. J’ai besoin pour mes créations de personnalités qui soient suffisamment séparées de ce travail de plateau pour être elles-mêmes.
Je voudrais ne pas conclure sans avoir cité le formidable livre d’Alain Badiou, « La vraie vie », paru en 2016 chez Fayard. Cet écrit, que j’ai découvert avec un grand bonheur, a nourri grandement mon travail avec ces jeunes. « Aujourd’hui, parce qu’elle en a la liberté, la possibilité, la jeunesse n’est plus ligotée par la tradition. Mais que faire de cette liberté, de cette nouvelle errance ? Filles et garçons doivent découvrir leur propre capacité quant à une vraie vie, une pensée intense qui affirme le monde nouveau qu’ils entendent créer ».

propos recueillis par Yves Kafka, le lundi 9 octobre.

« Cheptel », visuel Frederic Desmesure

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