« CE QUE J’APPELLE OUBLI » : LE SACRE DU PRINTEMPS DES MARCHES DE L’ETE

« Ce que j’appelle oubli » Laurent Mauvignier/Jean-Luc Terrade, du 27/02 au 2/03 à Bordeaux dans le cadre du Printemps des Marches de l’été, du 27 février au 31 mars à Bordeaux – directeur artistique Jean-Luc Terrade.

Devançant le joli mois de mai, le Printemps des Marches fait éclore sa voix à nulle autre pareille, percutant à souhait le paysage de la scène vivante bordelaise. En effet, à l’occasion de l’ouverture des portes (du 27 février au 31 mars) de son Atelier- théâtre-laboratoire des Marches de l’été, Jean-Luc Terrade reprend sa création donnée au Glob Théâtre en avril 2016. Si la première édition de Ce que j’appelle oubli (titre éponyme de la fiction d’une soixantaine pages écrite par Laurent Mauvignier en une seule phrase sans ponctuation) nous avait déjà très fortement impressionné, la présente, encore plus épurée scénographiquement, coupe littéralement le souffle pour laisser le spectateur sans voix, comme sous le choc d’une épiphanie théâtrale.

« Je me souviens de Samy Frey juché sur une bicyclette fixée au sol et qui, pédalant sur place, égrenait les je me souviens de Georges Pérec. Je me souviendrai désormais des petites foulées de Jérôme Thibault, courant sur place, et récitant d’une voix modulée Ce que j’appelle oubli », écrivions-nous… Alors que l’acteur mythique évoquait la mémoire de souvenirs nostalgiques du temps de l’après-guerre, le second, tout aussi « performant », nous immerge dans un drame contemporain dont la banalité n’a d’égale que l’atrocité d’une société faisant bien peu de cas de la vie d’un homme, surtout si ce dernier a le tort d’être marginal.

« et ce que le procureur a dit, c’est qu’un homme ne doit pas mourir pour si peu, qu’il est injuste de mourir à cause d’une canette de bière (…) », c’est par ces mots que commence le récit de Laurent Mauvignier introduit par une conjonction qui laisse à penser qu’il s’est passé quelque chose en amont. Chronique d’une mort annoncée se déclinant en une longue phrase ponctuée de simples respirations, d’accélérations, de ralentissements, phrase énoncée d’une voix sans colère, presque blanche, traversée imperceptiblement par une émotion retenue s’instillant en nous comme un doux poison. Car si le narrateur omniscient de ce fait divers réel – au centre commercial Carrefour de la Part-Dieu à Lyon, en 2009, quatre vigiles ont massacré un jeune homme de 25 ans pour avoir bu, sans la payer, une canette de bière -, transposé dans une œuvre littéraire avant de devenir ici matière théâtrale, s’adresse au jeune frère de la victime, à travers lui c’est à nous que ses paroles sont destinées ; nous, clients à nos heures de grandes surfaces et spectateurs impassibles de séquences mettant en scène des exclus.

Une heure, celle de l’agonie de l’homme, pendant laquelle l’acteur, narrateur de ce tragique quotidien dont parle Maeterlinck, « éclairé » par un jeu de lumières des plus sobres, va parcourir sur un tapis roulant un passé qui n’arrête pas de hanter sa mémoire éclatée. Il dévide la bobine du film intérieur de ce fait divers d’une banalité mortelle avec une application sans heurt. Le mouvement sur place apparaît comme seul recours à l’effondrement qui guette : surtout ne rien lâcher, garder l’équilibre en bougeant coûte que coûte, jusqu’au noir final annonçant la chute fatale. Et si la chronologie des événements est bousculée, peu importe, seule compte leur convergence vers le même point : l’inanité d’une vie au regard d’une société gangrénée par la barbarie ordinaire.

Le visage de l’acteur, filmé en direct, est démultiplié par trois écrans de téléviseurs alignés devant ses pieds le long de la scène où, en gros plan, on voit ses traits projeter tour à tour l’incrédulité, l’espoir, l’incompréhension, la peur, les souvenirs heureux du mourant, jusqu’à la phase terminale où les lèvres closes évoquent le silence post mortem alors que lui continue à vouloir retenir l’inéluctable. Au creux des mots qui se déversent, des images distordues par le chaos des chocs reçus – chairs tuméfiées, nez éclaté sous les coups assénés dans les réserves où l’homme a été conduit – se mêlent et s’entremêlent dans un flux continu.

Comment la vie de cet homme pourrait-elle s’arrêter si stupidement sur cette dalle de béton froid sous les coups furieux de quatre jeunes vigiles qui ont juste son âge, lui dont la vie d’errance était tout sauf une existence morne ? Défilent les bords de Loire et ses aventures amoureuses matées par d’autres marginaux, ses rêves de voyage qui agissaient en lui comme s’il les vivait vraiment, son amour pour son jeune frère, les phrases des pauvres gens prononcées par sa mère attentionnée (« surtout mettez un slip propre au cas où vous auriez à aller à l’hôpital ») qui lui faisaient chaud au cœur les jours de solitude… Alors, il ne peut se résoudre à mourir pour si peu, car ce qui est scandaleux ce n’est pas tant sa disparition que ce qui la cause : pensez, une simple canette bue au vu et au su de tout le monde dans un rayon de supermarché, sans avoir réfléchi, il avait soif c’est tout, et sa gorge le brûlait…

On n’est pas loin d’un autre étranger à lui-même, L’étranger de Camus, dans un monde éviscéré de son humanité jusqu’à priver de sens la mort même : « ma mort n’est pas l’événement le plus triste de ma vie, ce qui est triste dans ma vie c’est ce monde avec des vigiles et des gens qui s’ignorent dans des vies mortes comme cette pâleur, cette mort tout le temps, tous les jours, que ça s’arrête enfin, je t’assure, ce n’est pas triste comme de perdre le goût du vin et de la bière, le goût d’embrasser, d’inventer des destins à des gens dans le métro et le goût de marcher des heures et des heures ».

Et puis ces quatre visages de vigiles qui le surplombent, en quoi diffèrent-ils du sien ? Ils auraient pu soutenir ensemble la même équipe de foot, partager les mêmes verres au comptoir d’un café, draguer les mêmes filles, et leur vie à eux n’est certainement pas plus simple que la sienne… A savoir même si l’énergie qu’ils trouvent dans les réserves du magasin à lui défoncer le portrait jusqu’à lui faire la peau, ils ne la puisent pas dans la rage qui les anime de se débarrasser de cette existence misérable qu’est la leur et qu’au fond d’eux ils voudraient piétiner… Alors, lui, à terre, s’accroche à des détails, le gel sur les cheveux de l’un d’entre eux, l’odeur poivrée du déodorant d’un autre, autant de sensations fugitives visant à les « raccorder » à l’humanité de la banalité. Mais c’est à la banalité du mal décrite par Hannah Arendt qu’il aura affaire, quatre pauvres types devenus des meurtriers sous l’effet des frustrations endurées et « libérés » par l’anonymat de l’uniforme offert par le patron du supermarché qui les emploie.

Ainsi peut s’interrompre brutalement une existence, celle d’un marginal que l’on pleurera, vite fait, bien fait, sous des paroles convenues… avant de l’oublier aussi sûr que de son vivant on l’a ignoré. « J’ai appris pour votre fils…, dira-t-on au père, boucher, dans quel monde vit-on… ». Et puis on retournera tranquillement à ses affaires.

La scénographie, des plus dépouillées, a gagné encore en force dans la petite salle aux murs de béton brut de l’Atelier des Marches, écho des agglos rugueux de l’entrepôt. En fond de scène, encadrant le tapis roulant, six faisceaux de pluies de lumière tombent à la verticale, contrepoints des ombres qui défilent sur le visage de l’acteur miroir du drame. Ainsi le metteur en scène bordelais Jean-Luc Terrade, directeur artistique de la Cie des Marches de l’Eté – à qui l’on doit le Festival international des Rencontres de la Forme Courte – invente-t-il avec une sobriété « parlante » les conditions idoines pour faire entendre les variations immobiles de cette longue phrase, ce flot de mots venus d’une incompréhension vécue en direct et qui n’en finissent pas de charrier les menus événements d’une mémoire mise à mal. Se distille jusqu’à nous l’absurde banalité des nouvelles barbaries urbaines dont Jérôme Thibault, à l’unisson, se fait le très sensible porte-voix, à la fois distancié et mû par une émotion à fleur de peau bien qu’impeccablement retenue. Le souvenir de l’homme anonyme à la mort « exemplaire » cognera longtemps à la porte de notre inconscience collective.

Et si cette mort est en tous points « scandaleuse », elle est à nos yeux redoublée d’un autre scandale, certes d’une moindre intensité, mais qui dit aussi quelque chose de la frilosité ambiante d’un monde délétère où la violence ordinaire du quotidien est proscrite dans la culture de masses visant à divertir. Ainsi en va-t-il du choix des programmateurs : en effet si certains ont su déceler en cet objet artistique accompli – contenu, scénographie, jeu de l’acteur – l’exacte pépite qu’il est, d’autres hélas plus nombreux semblent d’emblée s’en écarter car pour eux le sujet est frappé illico du sceau de l’inéligibilité, comme si seuls les chamallows acidulés – mais non acides – méritaient d’être distribués au plus grand nombre.

Yves Kafka

*Durant ce mois de mars, trois autres spectacles vont poursuivre cette programmation atypique. What happened to Sam and Bob ? (Dies Irae), 4.48 Psychose (Sarah Kane / Anet Rivalland et Daniel Strugeon) et Je marcherai nu dans le soleil (Vita Nova). Nous y reviendrons ayant d’ores et déjà réservé nos places, curieux de découvrir le poison noir « pour se désaltérer à ces gouffres amers ».

« Ce que j’appelle oubli » en tournée le vendredi 9 mars à La Teste de Buch (33), le jeudi 15 mars à Nantheuil (24), le vendredi 23 mars à Pau (64) et le vedredi 6 avril à Talence (33).
« What happened to Sam and Bob ? » Dies Irae, du mercredi 14 au samedi 17 mars ; « 4.48 Psychose » Sarah Kane/ Anet Rivalland-Daniel Strugeon et « Je marcherai nu dans le soleil » Vita Nova du mercredi 28 au samedi 31 mars.

Photo Pierre Planchenault

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