FORBIDEN TO FORBID : L’HERETIQUE PAUL CLINTON

L’hérétique Paul Clinton

«Forbidden to Forbid», une petite exposition de Paul Clinton dans la galerie Balice Hertling en commémoration du jubilé de Mai 68, «explore», d’après son commissaire, «un… courant d’artistes, qui … ont remis en cause l’idée selon laquelle le désir serait une force essentiellement révolutionnaire attendant de se déployer, ou que la liberté sexuelle libèrerait tous les individus de manière équitable» – l’idée, sur laquelle l’art après-68 repose tout entier.

En développant les intuitions de l’artiste et philosophe Pierre Klossowski, dont les documents font partie de l’exposition, Clinton vise à rendre notre image du monde plus contradictoire, et branler les stéréotypes les plus fondamentaux de notre conscience collective. Contredisant au marxisme, Klossowski stipulait que le capitalisme n’oppresse pas, mais astucieusement exploite la sexualité humaine, y compris ses aspects explosifs. L’œuvre centrale de l’exposition, «Amor» de Lionel Soukaz, film à l’esprit des 1970 – décennie de l’émancipation gay, représente l’orgie bisexuelle, accompagnée de musique classique triste, avec ses participants relaxés ou apathiques, comme un passe-temps banal, sinon ennuyeux : dans cette perspective, l’image de l’homosexualité et du sexe de groupe comme quelque chose de transgressant et libératoire perd sa crédibilité.

Le royaume de la liberté se prouve difficile à distinguer du royaume vaincu de l’obscurantisme – comme le dit Clinton, «les luttes d’opposition peuvent parfois se retrouver à ressembler à ce qu’elle combat très précisément». Les vidéos «I Can’t Bring You Back» et «Piano Rim» d’Oreet Ashery exposent une extrême ambivalence, si souvent ignorée ou mal interprétée, des relations entre la droite et la gauche : l’appropriation du naturisme, né dans le milieu bohème, par les nazis allemands, la présence des homosexuels en tête des mouvements européens de droite anti-musulmane, la posture pro-sioniste du terroriste néo-nazi norvégien Anders Breivik. Le nombre de ces irrégularités, deja dépassant l’erreur statistique et continuant à croître, nous invite à repenser la vision clichée du paysage politique et ses «oppositions binaires» traditionnelles.

Dans le climat intellectuel existant, le propos curatorial de «Forbidden to Forbid» est véritablement hérétique. En jetant une ombre de doute sur le lien indestructible entre libertinage et liberté, Clinton, paradoxalement, défie l’un des axiomes, sans lesquels sa propre tradition intellectuelle, celle de gauche, devient insignifiante. Ce moment mérite une étude plus détaillée. Sur le plan théorique, le lien entre libertinage et liberté résonne avec la définition la plus large et neutre de la liberté – la multiplication des options disponibles – réunissant les libéraux et les partisans de gauche, tout comme avec la définition plus spécifique de gauche, comprenant la liberté comme le rejet de la morale patriarcale biblique le plus radical possible.

Sur le plan historique, la gauche, en tant que force politique, est née, en France du XVIIIe siècle, là, où à la volonté de rendre la société et l’économie plus justes s’ajoute celle de réformer les mœurs en éliminant la religion : dans ce sens, par ailleurs, Voltaire avec son appel d’écraser l’infâme et le marquis de Sade avec son apologie du plaisir décomplexé font partie du pantheon de gauche sur le pied d’égalité avec Rousseau et les socialistes utopiques. Ces deux moments – économique et moral – de la tradition de gauche sont indissociables, mais ne coexistent pas sans tension et ne se reflètent pas toujours de la même manière: dans la révolution française de 1789, le moment «moral» se reflète d’une manière plus forte, dans la révolution russe de 1917 tous les deux, moral et économique, sont présents également, et aujourd’hui, Bernie Sanders avec Hilary Clinton aux États-Unis et Benoît Hamon avec Jean-Luc Mélenchon en France, tout en adhérant à la même idéologie, y font de différents accents et appellent aux différents segments de l’électorat.

La chute des carcans de la morale traditionnelle, peut, d’après Lénine ou Judith Butler, précéder ou suivre le renversement de la hiérarchie de classe, mais leur importance égale et leur connection ne doute nul parmi eux.  La création littéraire de gauche, à commencer par le marquis de Sade jusqu’à Marguerite Duras et Catherine Millet en passant par Sartre, identifie la liberté essentiellement avec la quête des plaisirs sexuels. Dans la gauche occidentale de l’après-guerre, sous les conditions de la croissance économique sans précédent, les questions morales, celles du genre et de la sexualité viennent à l’avant et y restent jusqu’à présent – c’est plus que symbolique que les protestes de Mai 68 à Nanterre démarrent avec la demande d’autoriser l’accès des étudiants dans le foyer féminin.

De plus, il ressort, que le seul apport de Mai 68 dans la vie de la société occidentale est la libération sexuelle : la composition familiale de l’élite reste la même depuis le 19eme siècle, les systèmes constitutionnels depuis l’après-guerre, le niveau de vie et l’amplification de la classe moyenne continuent à stagner depuis la fin des 1960. La hausse du rôle social de l’art, ainsi que la diversification des pratiques artistiques s’ajoutent à cette révolution. La politisation de gauche de la création artistique et son tournant vers la transgression autour de Mai 68, quand à eux, délimitent l’art moderne de l’art contemporain, l’époque où on vit aujourd’hui. En même temps, on sait très bien, bien de l’expérience personnelle que de la tradition littéraire, que l’intention d’asservissement est autant propre à l’amour que celle de libération, que étant amoureux on peut se sentir bien libéré que réduit en esclavage dans une relation toxique, et que les pratiques sexuelles les plus piquantes avec le plus grand quantité de partenaires, bien qu’être excitantes, peuvent être routinières et ennuyeuses.

Enfin, le sado-masochisme, fondé sur la réalité physique de la soumission, compte tenu de son rôle décisif pour l’élaboration de la pensée sexuelle de gauche au 18ème siècle et lors de l’émancipation des gays aux États-Unis des 1970, peut-il être considéré libératoire ? Qui se libère ? Le dominant, qui, ce faisant, désenchaine ses instincts les plus sauvages, ou le soumis, qui trouve dans sa soumission volontaire la sublime liberté ? Comment faire coexister, d’une manière non-contradictoire, ces deux intentions manifestement opposées ? Si la radicalité, dans la tradition de gauche, égale la liberté, et la plus grande radicalité dans le domaine sexuel nécessairement implique la violence et la soumission, est-il légitime de postuler que dans ce système de pensée, la soumission la plus brutale et la liberté sont pareil ?

En tout cas, cette aporie trouve ses parallèles dans la dialectique extrêmement complexe de démocratie et dictature, accompagnant toute l’histoire politique de la gauche, ainsi que dans l’essence-même du slogan – «Il est interdit d’interdire» – choisi comme titre de l’exposition. Préoccupé de cette tension interne, par l’amour pur de la provocation ou visant à relancer le débat intellectuel, Paul Clinton met en question le lien entre libertinage et liberté. Ce faire signifie non seulement de retirer une pierre d’angle de l’édifice doctrinal de gauche, mais aussi de branler le fondement logique des changements législatifs concernant la sexualité, effectués en Occident ce dernier demi-siècle : du point de vue du droit constitutionnel, ce ne sont pas les propres mérites de telles ou telles pratiques sexuelles, mais leur attribution au domaine de la liberté en tant que valeur suprême qui leur confère une légitimation.

Pour ceci, Clinton mérite la gratitude la plus haute et la plus sincère: son exposition est une bonne raison de se rappeler que l’art a l’incroyable privilege de soulever les questions les plus sensibles, sans obligation de donner les réponses.

Nikita Dmitriev

Exposition Forbidden to Forbid – Galerie Balice Hertling, Paris – jusqu’au 13 juillet 2018 – curator Paul Clinton en coopération avec le collectif d’artistes Goswell Road  –  With: Lionel Soukaz, Oreet Ashery, Beth Collar and Giles Round & archive materials from Pierre Klossowski & Pierre Zucca, Claude Faraldo, and the Bazooka group

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