FESTIVAL CHAHUTS : LA POSSIBILITE D’UNE ÎLE

Festival CHAHUTS, festival des arts de la parole du 6 au 16 juin, Bordeaux Quartier Saint-Michel et au-delà, Directrice Elisabeth Sanson.

Festival Chahuts : La Possibilité d’une île…

Partir de la réalité brute pour la donner à voir et à entendre sous forme de fictions artistiques -pièces sonores, compositions musicales slamées, films documentaires revisités, performances théâtrales, et autres formes participatives – tel était le fil rouge de cette nouvelle édition amplifiée du Festival Chahuts qui, durant dix jours cette année, a mis en effervescence les quartiers populaires de Saint-Michel, des Aubiers et de La Bastide à Bordeaux pour lancer jusqu’aux vignobles de Cognac ses rhizomes ivres de liberté.

Abordant non sans un bonheur transmissible les rivages de l’île d’Utopie inventée au XVIème par un philosophe humaniste, Chahuts s’est ingénié à générer un foisonnement de propositions propres à faire perdre la tête (rappelons que Thomas More, l’auteur utopiste, fut décapité…) aux tenants de la tyrannie d’une réalité instrumentalisée à l’envi afin d’enterrer vivante toute velléité de repenser le monde tel qu’il va. De même ceux qui auraient « rêvé » fossiliser les préceptes d’un certain joli mois de mai en en aseptisant la force subversive sous prétexte de commémoration officielle, en seraient pour leurs frais : « Rêver ensemble un impossible rêve », « Etre réaliste c’est demander l’impossible », autant d’invitations « poélitiques » dont l’écho allait résonner en filigrane jusqu’à nous, utopistes intemporels, afin d’infuser l’incomparable plaisir de se ressentir pleinement « spect-acteurs » de ces propositions artistiques à haute valeur énergisante. Parmi cette fabrique d’utopies à ciel ouvert, quelques-unes d’entre elles…

Projeté sur l’écran du cinéma l’Utopia – ça ne s’invente pas ! – « Le Tribunal sur le Congo » du réalisateur suisse et auteur de pièces performatives Milo Rau (programmé en juillet prochain au festival d’Avignon pour « La Reprise – Histoire(s) du Théâtre (I) ») réunit à partir de témoignages réels enregistrés au Congo et à La Haye les protagonistes d’un tribunal fictif chargé d’instruire symboliquement le procès qui n’a jamais eu lieu dans la réalité : celui de la guerre fratricide ayant causé ces vingt dernières années plus de six millions de morts en République démocratique du Congo. Comment au travers de témoignages réels – ceux de ministres corrompus impliqués dans les gouvernements ayant délibérément fermé les yeux sur fond d’intérêts colossaux liés à l’exploitation du coltan (ce minerai à prix d’or dont on extrait le tantale), ceux de membres de l’ONU particulièrement conciliants avec les autorités cyniques, ceux de proches des victimes disant l’horreur absolue – faire ressortir la vérité de ces sombres années ? Comment au travers d’une construction fictive – ce Tribunal n’a aucune légitimité – confrontant les vrais acteurs du drame à leurs paroles, peut émerger un effet de vérité propre à créer la catharsis qu’Aristote déjà attribuait à la représentation artistique des passions humaines incarnées sur la scène d’un théâtre ? Le Président du Tribunal fictif, lui-même siégeant réellement à la Cour Internationale de Justice, était présent ce soir-là à Bordeaux pour animer le débat qui s’ensuivit. Avec une humanité sans égale, un sens aigu de la répartie, il a poursuivi l’œuvre filmée de l’artiste activiste Milo Rau en montrant combien la représentation artistique d’un événement rendait réel l’impact qu’il pouvait avoir sur le public. Ainsi la fiction peut-elle puissamment agir sur le réel pour fabriquer un questionnement susceptible de changer le (dés)ordre du monde. Là où la politique échoue, l’art peut réussir…

« Emersion » de la Cie des Limbes, dans une mise en scène d’une sobriété saisissante imaginée par Romain Jarry assisté de Loïc Varanguien, et sous les traits d’une comédienne – Audrey Joussain – fascinante de vérité expressive, nous plonge dans la réalité d’une correspondance (retrouvée fin des années 90 dans la chambre d’un gîte) entre une prostituée (les lettres sont signées de son prénom, Anne) et un « Monsieur » suite à une petite annonce passée dans un journal local. De sa voix déchirée par un vécu « impensable » ressort les accents d’une humanité échappant à tous les stéréotypes habituels. Dérangés, délogés de notre zone de confort, dépouillés des oripeaux de la bien-pensance consensuelle, nous sommes invités à repenser la prostitution dans un champ non contaminé par les a priori d’usage. En effet, cette femme écorchée vive qui eut à subir les pires sévices de patrons de bars bordelais la considérant comme de la viande consommable à merci et de clients allant jusqu’à attenter gravement à sa vie, semble à la fois résignée – rien ni personne ne pourront jamais l’extraire de sa condition, elle en a la conviction – et quelque part non désireuse d’échapper à sa profession d’hôtesse, la plus vieille du monde. Sont-ce là les traces d’une servitude volontaire inscrite dans sa chair à l’insu de la femme blessée qu’elle est ? Est-ce la résignation de celle qui ne peut qu’admettre ce sur quoi elle n’a prise ? Ou bien, si scandaleux cela puisse apparaître, les paroles corrosives d’une femme trouvant l’audace d’affirmer qu’elle préfère encore la vie trépidante d’hôtesse à celle de fermière isolée en pleine campagne et contrainte de se prostituer à/pour un seul homme ? Au-delà de la beauté vénéneuse de cette mélopée dévastée donnée sur la scène du Théâtre Molière – qui fut pour la petite histoire un cinéma porno – ce qui saisit c’est la vérité poignante d’une parole avançant nue en mettant à mal la bonne conscience grégaire. L’exigence de vérité – irait-elle à l’encontre des représentations les plus petitement vertueuses – apparaît être le premier pas à entreprendre pour inventer un autre monde.

Parallèlement à ce récit épistolaire mis en fiction théâtrale, Anne-Cécile Paredes assistée de Johann Mazé a collecté – lors de maraudes effectuées à Bordeaux pendant l’automne 2017 – la parole vive de prostituées. Dans « De l’autre côté du trottoir », elle en propose une écoute sensible. Couché sur des coussins, chaque auditeur se laisse gagner par ses fragments de vie réelle qui, mis en jeu par la voix enregistrée d’acteurs professionnels ou amateurs, parviennent dans un écho troublant venant trouer l’épaisseur du silence du salon d’écoute plongé dans une semi obscurité. Là encore, s’effondrent toutes les représentations moralisantes acquises pour laisser place à la vérité humaine de femmes françaises de tous milieux ayant délibérément fait le choix de la prostitution sans proxénète. Victimes, elles ne le sont aucunement et considèrent que les métiers du sexe sont tout autant à considérer que les autres. Là encore, sont mis à mal les pré-jugés d’une société qui corsètent les esprits dans des généralisations excluant une appropriation fine des différentes situations vécues dans les marges de la moralité ambiante. La réalité n’est jamais univoque, l’utopie non plus.

Dans « One poet Show », le slameur franco-sénégalais Souleymane Diamanka part lui aussi de sa réalité démultipliée – ses origines africaines, lui l’enfant du quartier des Aubiers à Bordeaux – pour conter, après avoir touché le fond, ce désir irrépressible de poésie qui fonde son existence depuis l’enfance. S’il est vrai que les premières impressions vécues s’inscrivent en chacun pour devenir mémoire vive, l’histoire des aïeuls peuls contée en boucle par le père du petit Souleymane a semé en lui les germes vivaces de son goût des mots. Slamées d’une voix douce et pénétrante, ses particules élémentaires résonnent comme des incantations qui disent le désir d’habiter un monde tissant entre les continents des liens plus forts que la haine les divisant. L’ancien à la peau sombre que fut son grand père a sculpté à distance l’imaginaire de ce jeune homme splendide faisant danser des mots envoûtants. Hip hop, folk, reggae, et autres couleurs musicales héritées des cassettes aux accents de violon peul (crin de cheval, calebasse recouverte de peau de lézard), toutes ces musiques liées à des rencontres parcourent l’itinéraire de celui qui se souvient de l’Ile de Gorée d’où ses ancêtres esclaves partaient pour l’autre côté de l’Atlantique. Savoir jongler avec les mots, c’est acquérir le pouvoir d’effacer les frontières en ouvrant grand la porte du destin. « Arsikeo Udiruma », ainsi parlait son père.

Et comme toutes les propositions « chahutantes » ne peuvent trouver place dans l’espace restreint de ces quelques lignes, pour clore provisoirement ce voyage en utopie, on évoquera « La nuit des rêves » de la Cie Espèce Fabulatrice de Sébastien Laurier accueillie dans le Pavillon de la Fondation Martell construite par SelgasCano à Cognac. Ici, parmi les œuvres d’art contemporain – la série de balancelles Swing # de l’Atelier W110, les sculptures en osier de l’Oseraie de l’île, le Parcours des sens de la céramiste Manon Clouzeau et les créations translucides Incalmo des verriers Andrighetto & Miot – les rêveurs bercés par les lectures de songes collectés par Laëtitia Andrieux et Sébastien Laurier, aux sons des musiques subtiles de Nicolas Deguilhem et Joe Doherty, ont pu le temps d’une longue nuit s’abandonner à leurs propres rêveries.

En redonnant ainsi à l’imaginaire sa force performative, le projet artistique à résonnances sociales et culturelles imaginé par Elisabeth Sanson secondée par une équipe des plus motivées, sans oublier les très nombreux bénévoles sans qui le festival Chahuts n’aurait pas cet ancrage dans la Cité, est de nature à libérer les forces désirantes enfouies en chacun. Un acte autant poétique que politique propre à réveiller les utopies dont notre monde éprouve – sans le savoir toujours – un si réel besoin. « Rêver un impossible rêve », telle est la Quête seule susceptible de réenchanter le quotidien en le réinventant « de toutes pièces ».

Yves Kafka

Image : « Le tribunal sur le Congo » de Milo Rau – copyright the artist et Vinca Film

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