FESTIVAL D’AVIGNON : « LA REPRISE », ENTRETIEN AVEC MILO RAU

72e FESTIVAL D’AVIGNON : Entretien avec MILO RAU – « La Reprise, Histoire(s) du théâtre (I » – Gymnase du lycée Aubanel, du 7 au 14 juillet 2018, 18 h – relâche le 11 juillet.

Une archéologie de la violence

Cet entretien avec Milo Rau porte sur La Reprise Histoire(s) du théâtre (I), une pièce qui cherche à comprendre la violence banale, en germe dans notre société, à travers un fait divers, celui de l’assassinat d’Ihsane Jarfi par un groupe de jeunes hommes homophobes une nuit d’avril 2012 à Liège.

Inferno : Qu’est-ce qui fait qu’un événement historique vous interpelle et que vous choisissez de l’exposer sur un plateau de théâtre ?

Milo Rau : Souvent, les sujets sont liés à une mémoire personnelle ou à une amitié. Pour Ihsane Jarfi, cela m’est arrivé un peu par hasard. Certains de mes acteurs, qui vivent à Liège, auraient trouvé son corps, en se baladant avec un chien, à l’endroit où il a été abandonné ; ils ont ensuite été obsédés par ce crime et ont suivi le procès. De plus, un avocat, que je connais très bien, présent au procès de Hate Radio, est aussi l’avocat d’un des meurtriers d’Ihsane Jarfi. Je trouve cette coïncidence incroyable. Enfin, je me suis toujours intéressé à la violence banale.

Inferno : En vous penchant sur ces cas de violence banale, avez-vous cerné le moment précis du passage à l’acte chez un individu ou un groupe ?

Milo Rau : Ce sont quatre jeunes hommes qui tuent Ihsane Jarfi. La psychologie de ces groupes masculins est similaire à celle du génocide rwandais. Le passage à l’acte est assez simple avec Ihsane Jarfi : le groupe est sous l’emprise d’alcool et de haschich ; un hasard vient se télescoper, Ihsane Jarfi rentre dans leur voiture et plaisante avec eux. Les premiers coups se déchainent, puis les autres, et ainsi de suite ; le groupe tue sans avoir un plan, sans arme, juste avec leurs poings. Le caractère structurel de cette violence m’interpelle. Elle peut être issue de personnes humiliées, au chômage, provenant d’une génération n’ayant aucune perspective. J’essaye de réunir l’idée de la coïncidence entre la violence pure, gratuite et la violence structurelle. Dès lors, rejouer la scène de la voiture questionne comment cela s’est passé et permet de réfléchir à chaque acte.

Inferno : Au cours de vos recherches, avez-vous cerné une prédisposition psychologique, voire sociologique à l’acte criminel lui-même ?

Milo Rau : Oui, c’est que vous êtes masculin, jeune, sans sens dans la vie, usager de la drogue et vous n’avez pas d’enfant. Par conséquent, vous n’avez pas encore connu l’empathie. Dans les États fascistes, les génocides sont perpétrés par des jeunes. Cette violence est profondément masculine, misogyne et homophobe. Dans le groupe, il y a un chef. Il frappe en premier, puis le groupe se dit si je ne frappe pas, je perds mon statut. Dans le fascisme ou le génocide rwandais, il y a également le personnage du sadique. Il peut surgir pendant l’acte criminel. On l’a toujours vu dans l’Histoire, si l’autorité et l’agressivité masculine s’unissent, alors la violence explose.

Inferno : Quels sont les enjeux propres à la monstration de la violence sur scène ?

Milo Rau : Dans mes pièces, il y a ces deux mouvements : immersion et distanciation. Dans Hate Radio, mais aussi dans La Reprise, j’essaye de créer différents niveaux de lecture en mélangeant monologues et dialogues, comme lors de la scène de la mise à mort dans la voiture. J’interroge l’acte théâtral, avec cette question : est-ce que la catharsis existe en ce qui concerne la mort ou la mort et le deuil de celui qui est tué reste quelque chose de profondément solitaire ? Je dirais que cette pièce est un essai théâtral – à la différence d’Hate Radio, qui est plus une installation.

Inferno : Pour vous, en quoi la catharsis est-elle encore opérante au théâtre aujourd’hui ?

Milo Rau : La catharsis est un mécanisme collectif. Je crois que le théâtre est fait pour ça ; c’est un genre qui convoque une co-présence, celle d’un public avec ceux qui souffrent. Même si je fais beaucoup de films, que je publie des livres et que je fais de l’activisme, je reviens au théâtre pour sa simplicité. Au musée, au cinéma, avec un livre, vous n’êtes pas pris en otage, à l’inverse du théâtre où vous ne pouvez pas sortir de la salle. C’est une grande différence de rapport au temps.

Inferno : Selon vous, quelles sont les vérités auxquelles a accès le théâtre ?

Milo Rau : Au théâtre, il existe une vérité historique : ce qui s’est passé, mais également une vérité personnelle lorsque vous parlé avec des témoins, des personnes qui ont vécu quelque chose. Cette après-midi, par exemple, le père de la victime viendra voir la scène de la tuerie. Pour moi, c’est intéressant cette confrontation pour comprendre, où on est. Il y a une vérité du fait, à laquelle s’ajoute une vérité des acteurs sur scène. Toutes ces sources sont importantes pour qu’il y ait une reprise. C’est pour ça que la pièce s’appelle La Reprise, en référence à Kierkegaard, et non pas la reconstitution. La reconstitution serait un terme technique, qui dirait ça était comme ça. Or la reprise est existentielle, philosophique. Elle questionne le sens, retraverse l’événement afin d’y adjoindre une perspective utopiste, un autre futur possible. C’est peut-être là, la différence entre une vérité historique ou journalistique qui doit se limiter, partager quelque chose d’objectivement prouvé. A contrario, le théâtre donne les preuves de ce qu’il fait au cours de la représentation.

Propos recueillis par Quentin Margne.

Photos Hubert Amiel

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