« IL POURRA TOUJOURS DIRE QUE C’EST POUR L’AMOUR DU PROPHETE », ORATORIO BOULEVERSANT

72e FESTIVAL D’AVIGNON. « Il pourra toujours dire que c’est pour l’amour du prophète », Gurshad Shaheman, Gymnase du Lycée Saint-Joseph, du 11 au 16 juillet (relâche le 13).

Oratorio bouleversant

Si dans « Pourama Pourama » – trilogie constituée de trois volets emboîtés les uns dans les autres « Touch me, Taste me, Trade me » – l’artiste performer iranien Gurshad Shaheman, seul sur le plateau, nous avait littéralement embarqués dans sa propre histoire – faite de sensualité à fleur de peau, de blessures et de belles amours, d’exils et de nouveaux départs, lui qui est né dans l’Iran des années de guerre -, sa nouvelle création est tout autant poignante, tout aussi « essentielle ». Elle met en jeu non plus ses propres mots, son propre parcours initiatique, mais ceux des exilés que, de Beyrouth à Athènes il a rencontrés, pris le temps d’écouter, afin de confier à des comédiens, pratiquement immobiles sur le plateau le soin de « faire théâtre » de ces fragments de paroles vives émergeant du silence sépulcral qui menaçait de les engloutir. Certains de ces propos à vif se perdront dans leur confusion avec d’autres, mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi des voix des martyrs réduits au silence sans parler de celles que l’on a fait taire à jamais ? Un théâtre enivrant de vérité bouleversante, celle d’êtres ayant eu à souffrir des affres de la guerre auxquelles s’est ajoutée la persécution liée à leur orientation sexuelle. Gay, transsexuelle, « déviant », aucune vexation et torture physique ne leur a été épargnée.

Quatorze comédiens et comédiennes, tous issus de l’Ecole Régionale de Cannes & Marseille, du même âge que leur double dont ils portent les paroles en miettes, sont là, fragiles devant nous. Assis ou à demi-couchés à même le plateau plongé dans une semi obscurité, ils les tissent entre eux ces mots venant du tréfonds de l’exil, mots bientôt recouverts par d’autres qui les redoublent. Ils nous disent – sous l’effet d’une urgence impérieuse – l’enfance troublée par les interrogations sur l’orientation sexuelle pressentie, les traumatismes subis à l’origine de la fuite vécue comme seule issue, la découverte de nouveaux rivages. La musique discrète, presque subliminale, se fait l’écho sonore de leur psyché en créant le liant de cet oratorio aux accents envoûtants, oratorio entre ombres et halos de lumières venant extraire les exilés de l’épaisseur de la nuit qui les recouvrait.

Leurs histoires à tous débutent singulièrement même si le questionnement identitaire récurrent les relie les unes aux autres. Il y a celle de ce garçon né d’une mère étudiante, follement amoureuse d’un jeune homme mort prématurément dans un accident de voiture alors qu’elle était enceinte ; venu au monde, il s’identifiera à ses gestes, à son rire, pour devenir « elle » ; si seulement son père avait vécu… il aurait été Canadien et n’aurait pas été inquiété pour ce « crime » d’homosexualité. Il y a celle de cet autre garçon dont la voix vient couvrir celle du premier ; lui, épousera très tôt le désir de sa mère en se travestissant en femme, jeux enfantins aux allures innocentes – robes, talons hauts et maquillage – dont seule la grand-mère ne semblait être dupe. Cet autre encore, qui du plus loin qu’il s’en souvienne, éprouvait de profonds émois lorsque les hommes le prenaient sur leurs genoux ; il se réfugiait alors dans sa chambre pour revivre la scène en se donnant du plaisir. Ou encore le trouble confié par ce jeune soldat syrien lorsqu’il a senti pour la première fois la main de son compagnon de chambrée jouer avec son sexe ; l’amour fou qui s’ensuivit au risque d’être surpris, jeté dans une prison d’où l’on avait très peu de chance de sortir vivant ; il poursuit en évoquant avec émotion leurs escapades dans la forêt où, retirant leurs vêtements, ils faisaient l’amour nus dans la neige, « la forêt était le temple de l’amour, lui le dieu », dira-t-il.

Et puis, comme s’échappant d’un cauchemar éveillé, l’énonciation froide et distanciée des traumatismes subis. L’horreur des explosions près de l’ambassade de Lybie. Les flammes embrasant le ciel, les proches assassinés. Les milices chiites traquant les homosexuels. Lui, fait prisonnier, sodomisé avec un corps étranger introduit dans son anus. Les médecins irakiens, terrorisés à l’idée de représailles, qui refusent de l’opérer. L’intervention chirurgicale en Syrie. Les oncles qui décident de le trucider pour laver l’opprobre de l’homosexualité souillant à jamais l’honneur de la famille. Le sauvetage in extremis alors que les hommes étaient déjà en quête de la signature du chef de clan, nécessaire pour les innocenter du meurtre rituel à accomplir. La voix de cette jeune femme qui raconte comment, dans un parc de Bagdad où elle avait trouvé refuge, des hommes l’ont débusquée, tabassée, violée. Hospitalisée, c’est la prison qu’elle risquait, son « crime »… être transsexuelle. La voix de ce jeune homme, déserteur de l’armée syrienne, fouillé au corps, caressé et sodomisé brutalement, hurlant de douleur et jouissant dans le même temps, il avait quinze ans, c’était son premier rapport. Elle, avait remporté un concours de mannequins organisé par l’agence Elite au Maroc et avait été frappée d’exclusion dès la découverte de sa transsexualité. La Turquie bien plus dangereuse que le Maghreb encore pour les trans et les gays. La rencontre de Bachar, l’attirance irrépressible. Le trajet par la mer agitée d’Istanbul à Samos, puis l’arrivée à Athènes. Bachar, marié, père d’un enfant. La séparation vécue comme déchirure. Le prénom de l’amant tatoué sur le bras. Il pourrait toujours dire que c’était pour l’amour du prophète, mais lui savait que non.

Réfugiés du Maghreb ou du Moyen Orient, ils ont pour prénom Nour, Nowara, Yasmine, Elliot, Lawrence, Hamida ou d’autres encore dont les consonances disent les territoires qu’ils ont fui. Gay, transsexuelle, ils ont échappé à la mort qui leur était prédite. Leur vie était déclarée sans valeur aucune, ils avaient compris qu’aucune lumière n’existait au bout du tunnel. Vivants, arrimés sur les nouveaux territoires où ils ont échoué, ils entendent faire valoir leur identité singulière et affirmer au grand jour l’appartenance sexuelle qu’est la leur. Se mettant lentement et silencieusement un à un debout, ancrés solidement sur l’appui de leurs jambes, ils prennent un instant racine face au public dont ils croisent le regard avant de se diriger vers les coulisses d’une autre existence. Les deux derniers jeunes hommes à rester en scène s’enlacent tendrement pour s’embrasser à pleine bouche, symbole éclatant de leurs pleins droits recouvrés.

Envoûtant comme un oratorio sacré, on n’est pas prêt d’oublier ce concert de voix s’élevant de la semi obscurité du plateau, se mêlant les unes aux autres pour n’en former plus qu’une et faire entendre, jusqu’à celles qui se perdent étouffées par les autres, que la vie existe au-delà de l’obscurantisme des potentats. Chaque histoire portée par un témoin de l’exil, devient ainsi universelle et résonne comme un hymne jouissif à la pluralité identitaire. En faisant la nique aux absolutismes religieux et aux diktats qui en découlent, on ne pourra désormais plus prétendre qu’au nom de l’amour du prophète on peut massacrer à l’envi les amours dissidentes.

Yves Kafka

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