« LA NOSTALGIE DU FUTUR », PASOLINI, ENCORE ET TOUJOURS

« La nostalgie du futur » textes Pier Paolo Pasolini & Guillaume Le Blanc, mise en scène Catherine Marnas, TnBA du 9 au 25 octobre, dans le cadre du Festival International des Arts de Bordeaux Métropole (FAB – 5 au 24 octobre).

« La Nostalgie du Futur » au FAB : Pasolini, encore et toujours…

Il est parfois des voix qui continuent à hanter votre existence bien au-delà de leur extinction physique. Celle de Pier Paolo Pasolini est de celles-ci, elle qui accompagne depuis toujours la metteure en scène et directrice du TnBA, un peu comme son « Jiminy Cricket ». Sauf que le fictif grillon s’est mué en corbeau – à la fois bonne et mauvaise conscience – métaphore du spectre du cinéaste, écrivain, poète, journaliste, italien assassiné mystérieusement près de Rome au mitan des années 70. Quant au titre choisi par Catherine Marnas pour sa nouvelle création – d’ores et déjà l’un des points forts du FAB – il en dit long sur ses motivations dramatiques. En effet « La Nostalgie du Futur », en résonnant comme un oxymore provoquant, invite à ne pas fossiliser les vues fulgurantes de l’inspirateur italien mais à entretenir avec lui, en se faisant seconder par les écrits du philosophe Guillaume Le Blanc, un dialogue sans concession. C’est le chemin proposé pour tenter de faire revivre les lucioles dans un paysage contemporain voué aux désastres en chaîne.

Sur le plateau une immense fresque projetée, représentant des peintures religieuses de la Renaissance italienne, encadre un espace où git l’épave d’une ancienne embarcation. Deux hommes – l’un dans la force de l’âge et l’autre plus jeune – se rapprochent, échangent un bref baiser avant que le plus jeune ne s’en prenne violemment au premier, les deux corps empoignés l’un à l’autre roulant à terre dans un corps à corps vigoureux. Image métaphorique de celui qui sa vie durant eut maille à partir avec la religion et avait fait vœu de « plonger son corps dans la lutte », jusqu’à ce matin du 2 novembre 1975 où il fut retrouvé mort sur la plage d’Ostie. « Ecrits corsaires – 1973-1975 » apparaît alors en surimpression, derniers écrits où l’écrivain se penche sur les maux de la société italienne pour les dénoncer.

Les comédiens du plateau – dispositif qui sera repris durant tout le spectacle -, répétant les écrits de Pier Paolo Pasolini dans le but de les « mettre en scène », se font les porte-voix du maître italien en livrant le saisissant auto-entretien qu’il avait accordé quelque temps avant sa disparition au Corriere della Sera. Est évoqué au travers de sa voix reproduite, le souvenir poignant du passé, celui où les lucioles qui brillaient dans la nuit romaine – nuit de liberté des corps – ont été depuis détruites par la pollution, métaphore de l’émergence « d’un nouveau fascisme engendré par le néocapitalisme » contraignant le corps – individuel et social -, l’asservissant à son insu, avant de l’exterminer bel et bien. Le spectre de Pasolini l’insurgé, d’emblée réifié, va hanter tout le spectacle comme un aiguillon pour la pensée critique qui, loin de s’arrêter à ses visions fussent-elles fulgurantes, va les questionner à l’aune notamment du ressenti de la jeunesse actuelle.

Autre élément de progression dramatique, les errances immobiles de deux clochards célestes – empruntant à Charlot ou encore à Vladimir et Estragon leur dégaine et leurs propos décalés – traversant régulièrement le plateau pour faire part de leurs états d’âme et ce faisant, accoucher les esprits « surpris » par leurs impertinentes remarques. Non seulement ces vagabonds tout droit échappés du film « Des oiseaux, petits et gros » du maître italien (on pense immanquablement à « La Rose pourpre du Caire » de Woody Allen) pour prendre possession de l’espace théâtral constituent le fil rouge qui relie les séquences entre elles – à prendre au sens de plans séquences sans chronologie – mais apportent une respiration salutaire dans ces matériaux très denses, parfois un peu trop peut-être, empruntés aux écrits et films du réalisateur. Ainsi le plan récurrent du corbeau projeté sur écran – symbole de l’intellectuel de gauche pour Pasolini – et l’étrange dialogue entretenu par les deux clowns errants sur le plateau, renvoient concrètement au sort des actuels réfugiés. « On a juste faim. On n’est plus vraiment des hommes… ça doit être bien de vivre vraiment. Il faudrait qu’on soit pour ainsi dire vivants… Si on disparaissait, on cesserait d’être de trop… Nous sommes imparfaits, nous ne sommes pas le paysage. Nous ne sommes pas dans ce monde-là. Nous sommes d’ailleurs, donc pas d’ici. On est des presque rien, des presque tout poursuivis par la meute de chiens afin que le monde soit assaini… Faudra pas croire qu’on arrivera un jour. On était tout un peuple, maintenant on est deux… Nous sommes à côté de la vie, nous sommes seuls ». Pessimisme démenti plus tard par le rêve d’un camion-baleine (référence à l’histoire de Jonas), sorte d’arche de Noé, pouvant redonner aux lucioles un espace pour exister.

« La Ricotta » (film de 1963) qui fut mis sous séquestre pour insulte à la religion, « Des oiseaux, petits et gros » (film de 1966),  » Ecrits corsaires  » (1973-1975), « Poésie en forme de rose » (1964), « Qui je suis » (1975), « Correspondance générale » (1940-1975), servent de tremplin à la probante énergie des acteurs en train de « répéter » les œuvres de Pasolini avec lequel ils dialoguent en direct. Ils donnent ainsi à entendre et à voir que loin d’être lettre morte sa pensée provoque notre époque, la dynamise. En refusant toute nostalgie passéiste, elle sert de fer de lance à un appel à la mobilisation pour refuser les dérives présentes d’une société où les diktats de la finance génèrent l’exclusion et pour faire advenir un futur non déserté par les lucioles. Pasolini n’aurait sans doute pas désavoué – lui le furieux qui disait de l’engagement qu’il était inévitable et prônait un refus total – d’être ainsi « traité » par une metteure en scène faisant de lui son contradicteur ami, compagnon de ses interrogations tant poétiques que politiques.

Yves Kafka

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