« ROMANCES INCIERTOS », UNE EXPERIENCE SENSORIELLE ENSORCELANTE

Lausanne, correspondance
« Romances Inciertos » de François Chaignaud et Nino Laisné. Du 12 au 15 décembre 2018 au théâtre de Vidy, Lausanne.

J’avais assisté à ce spectacle au cloître des Célestins d’Avignon. Autant dire tout de suite que, placée très haut dans les gradins et malgré la superbe architecture de ce lieu, je m’y étais plutôt ennuyée. C’est donc avec quelques préjugés que je me suis décidée à le revoir au théâtre de Vidy.

D’emblée, l’intimité et la pénombre de la scène du pavillon offrent une ambiance propice à l’empathie et la concentration. Des panneaux ornés de tapisseries anciennes à motifs champêtres séparent les quatre musiciens entourés leurs instruments. Ainsi placés, ils entourent la scène, écrin de l’objet d’un raffinement incomparable qui nous est offert ici.

Je ne saurais décrire l’intensité particulière où nous entraîne la musique baroque de ce spectacle. Un autre univers, un temps suspendu, l’étreinte d’un passé mélancolique. Guitare baroque et théorbe, violes de gambe, bandonéon et percussions traditionnelles, instruments joués par quatre musiciens hors-pairs, accompagnent ce voyage dans le temps, l’espace et le genre.

Un énorme travail de recherche se trouve à la base de ce spectacle. Nino Laisné, concepteur avec François Chaignaud, met en scène et dirige les arrangements musicaux. Tous deux sont remontés jusqu’à la source de danses espagnoles telles que jota, flamenco et bolero, ainsi qu’à celle des histoires anciennes et troublantes de mélanges des genres, qu’ils soient de femme guerrière contrariée comme de héros androgynes aux multiples identités.

Lorsqu’arrive sur scène la première figure qu’a choisi d’incarner Francis Chaignaud, la Doncella guerrera, c’est un soldat casqué, vêtu d’un pantalon bouffant et les pieds nus, dévoilant autant de fragilité que de détermination qui danse son inclination guerrière. Une main tremblante à l’extrémité d’un corps résolu. Son chant, passant de la voix de tête aux accents graves d’une complainte de basse, accentue une tension déjà marquée par son corps, finissant arc-bouté, bien qu’effondré au sol.

Faisant suite à une pièce uniquement musicale, interludes survenant entre chaque prestation dansée, apparaît une créature équivoque, rayonnante de jaune et d’orangé, grandie par des échasses pointues qui, loin de la faire vaciller, l’entraînent dans d’étourdissantes virevoltes et des cabrioles acrobatiques et sonores. Exaltant un air de zarzuela datant du XVIIe siècle, elle chante l’archange, l’éphèbe, l’enfer torride et les amours impossibles. S’alanguissant soudainement, elle est soutenue par deux des musiciens, dans une émouvante avancée aux abords du public, le haut du corps déployant des arabesques improbables et divinement harmonieuses, tandis que, langoureusement, elle s’abandonne. Puis, la délivrant de ses pattes d’aigrette, les musiciens bienveillants se replient et la laissent en chaussons de danse pour une nouvelle tourbillonnante et troublante chorégraphie.

Si la précision vocale de ses chants n’est pas toujours ajustée, elle est pour moi largement compensée par l’émotion qui s’en dégage. De plus, François Chaignaud a certainement dû totalement réinventer la technique vocale du chant lyrique au vu des positions extravagantes qu’il adopte, dansant et chantant simultanément.

Après une sublime mélodie en accelerando, une nouvelle métamorphose transforme le danseur en gitane andalouse, la Tarara. Coiffée du chignon et de l’accroche-coeur traditionnel, vêtue d’une longue jupe et d’un châle, chaussée de talons vertigineux, elle surgit du haut des gradins qu’elle descend lentement, gravement, en silence, cherchant le contact visuel avec les spectateurs fascinés. Sa danse et son chant prennent la forme du flamenco, rythmés par les claquements de ses talons. Se résignant ensuite à quitter sa jupe, elle dévoile un pantalon ajusté à taille haute et semble s’essayer à la découverte d’un nouveau corps. Il ou elle provoque le public, semble le convier à ses côtés, l’appelle de la main, ne le quitte plus des yeux, même en ses tournoyants basculements.

Alors, épuisée et haletante, elle disparaît dans l’obscurité des gradins.

Et me voilà debout pour applaudir cette prestation, à cet instant bouleversante, et qui pourtant m’avait laissée de marbre en un autre lieu, un autre contexte, une autre inclination. Les mélodies arrangées par Nino Laisné, voguant de chansons populaires du XVIe siècle au contemporain Astor Piazzolla, de chants religieux en berceuse, jouées par ces quatre solistes virtuoses, sont autant de joyaux musicaux. Voir de près les parades et les performances corporelles d’un François Chaignaud totalement habité par ces personnages marginaux, entendre son souffle court, sa voix changeante, suivre son regard à la fois égaré et audacieux fut, cette fois-ci, une expérience sensorielle aussi imprévue qu’ensorcelante.

Martine Fehlbaum,
à Lausanne

Photographies Vincent Marin pour INFERNO – Copyright INFERNO 2018

Laisser un commentaire

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Palais de Tokyo Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives