TRIBUNE : « L’ART CONTEMPORAIN » ET LA POLITIQUE DU SAPIN DE NOËL

TRIBUNE. L’ « Art contemporain » et la politique du sapin de Noël par Yann Ricordel

Parmi les œuvres d’art contemporain qui ont marqué les esprits car souvent reproduites dans la presse plus ou moins spécialisée dans ce qui est devenu un divertissement comme un autre, il y a le sapin de Noël de Philippe Parreno, dont je ne connais pas précisément la date (fin des années 90). On connaît la justification simpliste de Parreno, récupéré chez Godard, selon laquelle le sapin de Noël est une œuvre d’art pendant onze mois de l’année, excepté en décembre. On comprend bien à travers cet exemple à quel point l’oeuvre d’art que l’on peut si l’on veut qualifier de « post-moderne » est tributaire non seulement de son contexte d’apparition (génériquement, le « white cube », comme l’a qualifié Brian O’Doherty), mais également de son moment et de sa durée d’apparition. Avant même la création d’Anna Sanders Films, on voit bien que Parreno lorgne déjà, s’agissant de la diffusion, du côté de formes populaires de divertissement (musique enregistrée et cinéma). ça n’est pas cet aspect qui nous intéressera ici, mais le caractère ornemental du sapin de Noël.

Si l’on repense maintenant au plug anal ayant dans sa forme une similitude avec un sapin qui avait été gonflé, puis dégonflé dans les circonstances que l’on sait place Vendôme à Paris au moment des fêtes en 2014, on peut dire que bien qu’ayant les dimensions d’un monument, il ne commémorait rien et ne signifiait pas grand chose. Là encore, sa valeur était purement ornementale et décorative. Il était le support creux d’un événement sur lequel on a communiqué. En y réfléchissant, c’est tout un pan de l’ « art contemporain » qui, comme l’a discuté Valérie Arrault (1), participe du Kitsch, et qui, plus loin dans le temps, puise ses sources dans l’ornement, qui a été un objet d’étude privilégié de l’histoire de l’art, notamment allemande. Les historiens de l’art s’accordent à dire que la lointaine origine de la sculpture classique se situe dans les statues acrotères qui ornaient le faîte des architectures de la Grèce archaïque. ça n’est qu’au fil du temps que la sculpture s’est désolidarisée du mur pour fonder une tradition proprement sculpturale. Or c’est bien la sculpture qui a ouvert la voie de cette « conquête de la tridimensionnalité » qu’a été le Minimal art, dont on sait à quel point il est fondateur pour l’ « art contemporain », où l’oeuvre existait avec le visiteur d’exposition dans un espace commun, et non pas en tant que projection d’un espace hypothétique ou fictionnel comme cela peut être le cas dans la peinture. On peut tout à fait voir l’urinoir de Duchamp, qui a largement fait école, comme une parodie, comme une dérision de la sculpture moderniste.

Plus qu’une dérision de la sculpture moderniste, le readymade, qui est un produit manufacturé exposé, est un trait d’humour Dada invalidant dans un éclat de rire, en pointant en quelque sorte la victoire du productivisme capitaliste, qui pioche sans vergogne dans les recherches visuelles et matérielles menées patiemment par des artistes, toute une tradition visant à imaginer un environnement matériel, à offrir des cadres épanouissants à notre vie quotidienne, et, au delà, à proposer des modèles économiques et sociaux : Art Nouveau, Arts and Crafts, Jugendstil, Sécession Viennoise, productivisme russe etc. Bien sûr, on a parfois sévèrement jugé les visions démiurgiques des architectes modernistes, héritiers de ce foisonnement artistique, comme Le Corbusier : ici comme ailleurs, et comme c’est souvent le cas, tout est sans doute question de mesure…

Alors que j’évoquais tout à l’heure l’anal plug-sapin de la place Vendôme, il faut rappeler que la France a voté en 1919 une loi, dite « loi Cornudet », obligeant certaines villes à se doter d’un « plan d’aménagement, d’embellissement et d’extension » : plutôt que de penser une architecture urbaine qui intègre la beauté, qui soit, en quelque sorte, à elle-même son propre ornement, on applique ce que j’appellerai la « politique du sapin de Noël » : on prend une chose au pire laide, au mieux neutre, et on la décore avec des boules et des guirlandes. C’est la même politique qu’aurait souhaité voir appliquée Fleur Pellerin lorsqu’elle lance en 2015 un programme dont on ne sait guère ce qu’il est devenu : « Un immeuble, une oeuvre (2) ». Voir également l’appel à projet lancé récemment « Embellir Paris ». C’est donc une conception bourgeoise de l’habitat, tournée vers les intérieurs et la propriété privée, qui l’emporte en dernière instance sur la priorité donnée à l’espace public et au bien commun.

Alors qu’Adolf Loos, qui certes reliait expéditivement l’ornement à des pratiques magiques, irrationnelles et archaïques, affirmait en 1908, dans son célèbre manifeste « Ornement et crime » que « l’évolution de la culture est synonyme d’une disparition de l’ornement sur les objets d’usage », nous vivons en 2018 dans un véritable tsunami d’ornements, charriant une pollution visuelle produite à la chaîne par un design industriel au rabais, sous forme de gadgets bon marché, de flocage vestimentaire, de dauphins et de licornes… Le Kitsch, jeté à la face d’une certaine pensée d’inspiration moderniste comme une affirmation du self, est même devenu un style de vie, une revendication, un credo.

Yann Ricordel

1 -Sur son ouvrage L’empire du Kitsch, voir par exmple : http://www.lmda.net/din/tit_lmda.php?Id=64501

2 -Voir ici, par exemple : https://www.connaissancedesarts.com/art-contemporain/le-programme-un-immeuble-une-oeuvre-lance-par-fleur-pellerin-1133500/

image: Philippe Parreno, « Fraught Times: For Eleven Months of the Year it’s an Artwork, exposé à Art Basel 2017. Copyright the artist.

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