« ARCHITECTURE », RUINES DES CORPS, DES ÂMES ET DES ESPOIRS
73e FESTIVAL D’AVIGNON. « Architecture » de Pascal Rambert – du 4 au 13 Juillet à 21h30 dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes
Avertissement : Une fois n’est pas coutume, nous publions deux visions de la pièce d’ouverture du 73e festival d’Avignon, qui fut extrêment décevante pour la majorité de nos chroniqueurs qui l’ont vue -à l’exception notable de l’un d’entre eux- comme pour le public qui fut loin de plébisciter cette création pour la Cour de Pascal Rambert. La Cour est souvent casse-gueule et il faut avoir la force et le talent d’un Simon McBurney, par exemple, pour la maîtriser totalement… Nous avons donc longtemps hésité à publier le moindre papier sur cette oeuvre, puis finalement avons opté pour le contradictoire : Ce sont donc deux avis divergents, qui sans soulever une controverse stérile, ont le mérite de confronter deux sensiblités opposées.-La rédaction.
RUINES DES CORPS, DES ÂMES ET DES ESPOIRS
Cette année, le Festival d’Avignon aborde, outre la question de la migration au travers de l’odyssée, les questions essentielles liées aux populismes montants, sujets conjoints tant l’un est rarement allé sans l’autre au fil des siècles.
C’est au travers de l’histoire d’une grande famille disloquée aux multiples fissures que le metteur en scène et auteur Pascal Rambert ouvre le Festival pour cette 73ème édition dans la Cour d’Honneur du Palais des Papes. Jacques Weber, stature imposante s’il en est incarne un architecte austro-hongrois. En véritable chef d’une famille juive, il ouvre le bal dans un monologue lourd et puissant, écrasant tout sur son passage, devant son fils Stan (Stanislas Nordey) ayant humilié son père durant une cérémonie de remise de médaille. Tous seront broyés à la fois par ce patriarche despotique et par la grande histoire depuis le début de la première guerre mondiale jusqu’à cette période de L’Anschluss, période de leur destruction respective et de la perte de leurs certitudes et valeurs.
Le Palais des Papes, bâtisse imposante s’il en est, est aussi la preuve que durant des siècles et des siècles même la beauté des plus pures constructions peut être en péril au détour d’années noires. Le metteur en scène s’offre, d’abord à lui puis au public, le luxe ultime d’un plateau somptueux et d’une distribution époustouflante pour une pièce semblant en construction et pourtant aux fondations solides. Pilier de cette famille, Jacques Weber, olympien, drapé tel un Zeus dans sa position de chef de famille, architecte de renom despotique et fou, écrasant ses enfants d’une main puissante et d’un simple regard règne sur sa tribu pourtant composée d’esthètes : musiciens, philosophe, journalistes, docteur… Tous ont peur de lui, une peur qui les tiraille et les prend en tenailles. Au-delà d’une histoire de famille déchirée et déchirante, « Architecture » nous montre avec lucidité la finitude des choses, de toutes, même de celles que l’on croit éternelles. Pascal Rambert, au travers de nos certitudes de solidité et stabilité, nous ouvre les yeux sur ce qui est et qui peut disparaître à tout moment.
Sur scène les comédiens incarnent chacun d’entre nous mais aussi bien d’autres choses, ils sont tous, au-delà de leur personnage, une nuée d’histoires, grandes et petites, une confrontation permanente entre nos croyances de stabilité et l’état réel du monde, passé ou futur. Seulement par les mots Pascal Rambert met le doigt là où ça fait mal. Comment ne pas être conquis par le jeu de Laurent Poitrenaux, tour à tour drôle et piquant puis infiniment inquiétant et qui, en quelques minutes, passe d’une composition de rôle du type « un peu gênant » à celui d’un populisme des plus extrêmes ?
Autre interprétation remarquable que celle de la bouleversante Marie-Sophie Ferdane, donnant la chair de poule au public et glaçant le sang lorsque qu’elle met en mots toute la violence physique subie par les corps et les âmes de ces gueules cassées sur les champs de bataille et la déshumanisation inéluctable de ces êtres disloqués et privés de tout ce qui fait un Homme ? et comment encore ne pas être touché par l’interprétation fine et intelligente de Stanislas Nordey dans ce rôle de fils dont le poids du secret le pousse à l’autodestruction.
Pascal Rambert avec très peu d’effets sur scène et une fin qui donne une impression de travail en cours sur le plateau ouvre les yeux sur l’éternel recommencement des choses et la faculté infantile que nous avons à ne pas vouloir croire que le pire, tel la peste, est toujours là sous nos pieds et qu’au final tout n’est toujours qu’un immense champ de ruines, ruines des corps, des âmes et des espoirs.
Pierre Salles
Photo Festival d’Avignon