« £¥€$ », UNE PERFORMANCE AU COEUR DE LA DERAISON SPECULATIVE

FESTIVAL D’AVIGNON.  » £¥€$  » (Lies)- De Karolien de Bleser, Alexander Devriendt, Joeri Smet et Angelo Tijssens – mise en scène : Alexander Devriendt – Chartreuse de Villeneuve du 5 au 14 juillet à 18h et 21h.

Dès les premiers pas dans la salle de spectacle chaque spectateur comprend qu’il va vivre une expérience proche de la performance où tout le monde sera, à son niveau, responsable de ce qui va advenir. Accueilli à l’entrée, les spectateurs sont conduits un à un vers des tables en bois façon blackjack. 7 par table, les 84 spectateurs prennent place dans ce tripot façon prohibition. En milieu de pièce trône cependant une sorte de totem, celui que l’on retrouve dans les salles de marché des bourses, là où sont inscrites les cotes et les décotes. A chaque table le croupier énonce les règles du jeu et demande en premier lieu de l’argent, du vrai, sonnant et trébuchant, car ici le public va jouer aux traders et aux grandes banques mondiales. Chacun va être, pour près de 2 heure, ce fameux 1% de la population mondiale qui détient le capital mais avant ça, il va falloir jouer son propre argent. Pas de réel tripot clandestin au Festival d’Avignon ! L’argent est rendu à la fin de la pièce mais ce passage par le portefeuille sème le doute et fait déjà monter la température de la salle de spectacle.

Alexander Devriendt, metteur en scène et directeur artistique de la compagnie flamande Ontroerend Goed, propose des spectacles toujours proches de la performance dans lesquels le public peut aussi participer, c’est bien le cas ici encore. Durant le spectacle, chacun devient une banque, modeste au début mais qui va vite devenir au fil du spectacle l’une de ces banques mondiales qui font et défont un pays. Aiguillé vers chaque table par un comédien/croupier/trader, les spectateurs ne peuvent que se laisser prendre au jeu lorsque le metteur en scène met en œuvre des systèmes complexes toutefois expliqués simplement. Chacun se prend au jeu et on ne peut que ressentir le stress et la température de la salle monter, comme plongé dans une salle des ventes à Wall Street. Impossible de ne pas se laisser prendre par la proposition et de ne pas, même en conscience, essayer de recréer, comme dans la vie, des produits de plus en plus toxiques et rapportant énormément d’argent.

Peu de personnes peuvent ou veulent essayer de comprendre les vrais rouages de la manipulation financière à une telle échelle tant cela est complexe, mais le vrai défi relevé ici par les auteurs et le metteur en scène est de replacer l’homme au centre du propos. Les banquiers ne sont-ils pas avant tout des hommes avec les mêmes émotions que le commun des mortels ? Il est indéniable que le pari est gagné tant il devient vite presque grisant de participer à ces montages financiers dans lesquels l’argent crée l’argent en dehors de tout moralité. On en vient même par le discours non moralisateur des traders/croupiers à en oublier l’impact de nos décisions sur le monde et les hommes. Seule la simulation du krach boursier place les spectateurs dans un état dans lequel ils attendent des autres tables un brin d’humanité pour sauver leur propre table. Force est de constater que le système mis en place durant deux heures ne permet plus de sauver tout le monde et 4 tables sur 5 se retrouvent en banqueroute, obligeant les Etats à mettre la main à la poche pour les sauver tout en laissant aux autres tables les immenses profits engrangés.

Alexander Devriendt propose avec ses comédiens une performance quasi éducative et troublante qui remet l’homme au centre du système en démontrant simplement le rôle de chacun dans cette machine complexe et l’incidence de chacun de ses choix sur le monde qui nous entoure. Un spectacle étonnant qui peut éclairer et expliquer autrement que par des chiffres les rouages de la finance et l’adrénaline malsaine que peuvent en ressentir ses acteurs. Même si la récurrence du propos peut sembler parfois redondante, la montée en puissance du spectacle au cœur de la déraison spéculative interroge et touche au but.

Pierre Salles

Image : £¥€$ © Christophe Raynaud de Lage

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