« UN ENNEMI DU PEUPLE » BLUFFANT D’INTENSITE

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« Un ennemi du peuple » d’Henrik Ibsen – Mise en scène de Jean-François Sivadier – La Criée – Théâtre National de Marseille du 22 au 25 janvier 2020 et en tournée.

C’est avant tout par sa modernité que cette pièce écrite par Henrik Ibsen et publiée en 1882 étonne et détonne. En chef d’orchestre avisé, Jean-François Sivadier met en scène nos propres dérives dans une lecture transpirante de modernité.

A l’instar de nombre de tragédies, les deux antagonistes Peter et Tomas Stockmann sont frères et vont se déchirer. L’un est médecin, l’autre est préfet et fait partie du Conseil d’administration des thermes. Les deux ont œuvré à la construction d’un établissement thermal amenant prospérité et avenir à cette petite ville, mais le médecin va découvrir plus tard que, malgré ses recommandations et par souci d’économie, l’eau nécessaire aux cures n’a pas été captée assez en amont de marais peu ragoutants. Tomas décide donc d’avertir et le Préfet et la population de l’état sanitaire de l’eau gorgée de bactéries qui, loin de guérir, offre plutôt aux curistes dysenterie et autres joyeusetés. Empli du bien fondé de ses analyses, le médecin Tomas Stockmann va finir par se heurter aux principes économiques et sombrer peu à peu dans un jusqu’au-boutisme écologique et autoritaire, se mettant par là même le peuple à dos, allant jusqu’à remettre en cause les fondements de nos démocraties.

Une fois encore Jean-François Sivadier offre à Nicolas Bouchaud une mise en scène à la hauteur de son immense talent. Sans jamais cabotiner, le comédien entraîne le public dans son délire vert, allant peu à peu d’une évidence scientifique à la proposition d’une quasi dictature des sachants par rapport à un peuple inculte. Le public fait corps derrière lui contre le déni du reste des protagonistes, allant même jusqu’à applaudir le discours du comédien, puis, au fil de la pièce, finit par le lâcher dans son délire autoritaire. Très loin d’être manichéen, le texte d’Henrik Ibsen sous la houlette de Jean-François Sivadier nous ramène indéniablement vers notre propre époque et l’ensemble de ses bien-pensants qui, sous couvert de vouloir notre bien, arrivent à prôner une sorte de « dictature du bon » et un déni de démocratie, laissant aux peuples comme seul choix celui de les suivre.

On peut ressentir le malaise grandir dans la salle, passant des rires à une interrogation anxieuse sur ce vers quoi le médecin veut aller. Là encore et jusqu’au bout, Nicolas Bouchaud excelle dans ce rôle ambivalent de ce médecin pragmatique sombrant peu à peu et entraînant avec lui sa femme et sa fille.

Dans de très beaux décors de Christian Tirole magnifiquement éclairés par Philippe Berthomé, Jean-François Sivadier, par petites touches, parvient à faire basculer le spectacle d’un intérieur cossu et chaud à une ambiance thermale et froide en finissant par une vision chaotique, rappelant une fin de monde quasi climatique. Encore un clin d’œil !

Un immanquable ! Une mise en scène éclairante de Jean-François Sivadier supportée par Nicolas Bouchaud, un comédien au sommet de son art alternant des scènes d’une immense drôlerie et un discours franchement plus inquiétant. Entourée d’une troupe homogène et talentueuse, il offre un spectacle jouissif d’une intelligence rare sur une un texte d’une modernité bluffante.

Pierre Salles

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