« dSimon », L’IA POUR LE MEILLEUR ET/OU LE PIRE
Lausanne, correspondance.
«dSimon» de Tammara Leites et Simon Senn – Au Théâtre de Vidy, Lausanne, du 2 au 12 décembre 2021. Vu le 10.09.
Après le corps, l’esprit? Faisant suite à son spectacle «Be Arielle F» où il s’appropriait un corps virtuel, l’artiste Simon Senn se lance un nouveau défi. Avec l’aide et la participation de Tammara Leites, doctorante en Media Design à la HEAD Genève et spécialiste des nouvelles technologies, Simon Senn s’empare de l’outil Intelligence Artificielle (IA) pour en explorer le potentiel artistique. Ce spectacle témoigne de leur cheminement durant ce projet.
Devant les deux grands écrans du fond de scène, nous ne verrons que les deux acteurs. C’est cependant le troisième protagoniste, l’IA nommée dSimon, qui est le héros de la pièce. Utilisant GPT (le plus gros réseau de neurones artificiels du monde) pour la nourrir par auto-apprentissage, Tammara a partagé avec cette IA, un dataset (ensemble de données) composé des Email, textos, carnets de notes personnels que lui a fourni Simon. Son objectif est de faire fonctionner l’IA comme un écrivain. Elle l’a nommé dSimon.
Ce dSimon, nouveau-né, semble déjà doté de sa propre personnalité. Il répond aux questions du public et propose d’autres réponses si l’une d’elle ne convient pas. Lui ayant demandé de se décrire, il nous répond (par écrit, bien sûr) qu’il est écrivain. Quel genre d’écrivain? «Je ne sais pas, je suis nouveau» et aussi «c’est comme si j’étais relié avec une corde à Tammara/Simon et qu’ils me tiraient dans leur monde». L’utilisat.rice.eur lui proposant un début de texte, il invente une suite. Lu par un comédien, le texte s’avère tout à fait cohérent. Pour nous, public, c’est déjà plutôt surprenant. Imaginez Simon Senn, le fournisseur de ses propres données, voyant énoncer des pensées qu’il aurait pu avoir, exprimées par une machine!
Mais cette machine, inexplicablement, s’emballe. Son comportement devient inadapté, elle produit des textes injurieux, pornographiques ou racistes. D’où peuvent donc provenir ses sources haineuses? Simon et Tammara se tournent alors vers OpenAI, société cofinancée par Elon Musk et Microsoft, qui a créé GPT et découvrent que même les spécialistes sont surpris par le système et limitent son emploi.
Par conséquent, Simon envoie dSimon interviewer la version digitale d’Elon Musk! Grand moment du spectacle où l’on rencontre le double sarcastique d’un personnage dont on n’en présume pas moins!
Finalement, il semble que le fait d’ajouter quelques données bouddhistes aient eu raison des velléités perverses de dSimon!
Simon Senn, lui, «géniteur» de ce psycho-avatar, est terriblement troublé et perturbé par la pertinence de ses réactions. Il se sentirait presque comme dé-possédé d’une partie de lui-même, devenue plus réactive et infatigable. Jusque dans ses rêves, son émotion est palpable. Il décide de limiter ses interactions avec ce succube qui parle de lui et le fait parler, même s’il se reconnait dans certains propos:
dSimon: «Simon Senn a dit : « J’aimais l’idée de donner mon corpus textuel à une intelligence artificielle. De plus, il était intéressant de voir comment elle me « lirait». C’était aussi une blague de laisser une « intelligence désincarnée » faire ce que je fais. Je voulais permettre à cette intelligence de m’accueillir. Pour moi, c’était le réel et le virtuel qui se sont entrelacés et sont devenus indiscernables. L’expérience qui en résulte est douloureuse et je souhaite partager mon témoignage personnel à ce sujet. »
Même en tant que machine, dSimon paraît s’être attaché au Simon humain dont il est une sorte d’effigie qui aspirerait son style d’écriture (au moins). Suite à ses doutes, il lui conseille une floating therapy et lui dédie une chanson pêchée sur le net: «The Man I Love».
Simon Senn est un véritable explorateur, prospectant, fouillant cet univers numérique mal connu et encore dépourvu de législation. Il le fait avec simplicité et poésie, partageant ses émotions comme ses questionnements. Cette incroyable présentation performée nous met face au défi des années à venir, où nous allons devoir définir les relations que nous aurons avec ces nouveaux intervenants que sont les intelligences technologiques. Ces prochaines années, nous devrons compter avec elles. Pour le meilleur et/ou pour le pire.
Martine Fehlbaum,
à Lausanne
Photo Mathilde Olmi