FESTIVAL D’AVIGNON. « LE MOINE NOIR » : IMAGINEZ UN LOTUS…

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« Le Moine noir » D’après Anton Tchekhov – Mise en scène Kirill Serebrennikov du 07 au 15 Juillet à 22h à la Cour d’honneur du palais des papes – durée : 2h30 – Spectacle en allemand, anglais et russe surtitré en français et anglais.

En ouverture de la 76ème édition du festival d’Avignon, après une Cerisaie symbolisée par de vieux fauteuils usagers de la Cour d’honneur l’année dernière, la scène laisse place à un orme, seul et déplumé, mais toujours Tchekhov dans la langue comme dans la problématique des situations qui reviennent aussi bien dans son théâtre que, manifestement, dans cette courte nouvelle de 80 pages : Le moine noir, adaptée ici par le metteur en scène dissident russe Kirill Serebrennikov, présent dans la salle, à l’inverse d’Outside, véritable chef d’œuvre, présenté à Avignon en 2019, alors que le metteur en scène et cinéaste était lui-même assigné à résidence et dans l’impossibilité d’être présent en France aussi bien pour recevoir sa distinction à Cannes que pour profiter des applaudissements du public avignonnais, subjugué par tant de beauté et de force.

La version colorée et presque joyeuse de la Cerisaie de Tiago Rodrigues tranche avec ce court conte du célèbre dramaturge russe, répété trois fois et qui, dans la dernière version, nous plonge dans une projection mentale de la folie de Kovrine, le jeune mari de Tania, la fille de Péssôtski qui fit fortune avec ses vergers. Ce jeune auteur prodige, fils adoptif de ce dernier, va sombrer dans la folie et être assailli, entre autres, par des visions d’un moine noir, venu de Syrie où d’Arabie, annonciateur de troubles et dont l’auteur prédit le retour.

Sur scène, trois serres en sapin brut, recouvertes de polyane transparent et à jardin quatre cercles de bois de grandeur décroissantes qui serviront d’écran pendant le spectacle et même dès le début où les gros plans des comédiens polarisent l’attention pendant que Péssôtski s’égosille en allemand – le spectacle est en trois langues, allemand, d’où viennent les comédiens, en anglais et en russe, l’ensemble sur-titré en français et en anglais – pour décrire son verger et ses arbres fruitiers, pommiers, poires et rosiers, qui sont au cœur de ses préoccupations maintenant et après sa mort.

Régulièrement, le soleil se lèvera et une lumière orange viendra inonder le public, pendant que des fumigènes, sources de soins pour les arbres, viendront envahir la scène et les serres. Les échanges entre les deux hommes qui sont proches puisque Péssôtski a adopté Kovrine, écrivain journaliste auquel il demande « tu te bats » et ce dernier de lui répondre « j’essaie », ce qui donne le ton de ce qui va circuler sur le plateau entre les protagonistes et ce qui plonge les spectateurs dans un doute entre la fresque historique et la situation personnelle vécue par le metteur en scène, jugé, emprisonné, assigné à résidence, sans doute n’est-il pas besoin pour lui de vision de moine noir pour sombrer dans la folie dans ce contexte…

Ce jeune auteur qui sourit sans cesse et montre des signes dérangeants de gaité et de joie est promis à Tania la fille de Péssôtski. Ce dernier est agacé par les chants de ses ouvriers, qu’il appelle « les estivants » et qui chantent en italien, une langue que personne ne parler sauf Kovrine qui l’apprend…

Sur la scène, trois serres et trois ambiances, dans l’une des instruments de musique, dans l’autres des ouvriers agricoles qui seront tour à tour danseurs et chanteurs. Et la première partie montre le mariage – heureux, quoi que – de Tania et de Korvine.

Le second volet nous fait revivre la même histoire mais Tania est plus vieille. Elle parle en anglais. Elle se remémore. Korvine est aussi différent et lui aussi parle anglais. Alors que le premier Korvine jeune avec une coupe à la Andy Warhol s’époumone dans un jeu souvent forcé et qu’il crie sa folie en gros plan sur le mur du palais des papes, le second, plus terrien, convainc et fait bien mieux passer la folie, à moins que l’on s’habitue…

Souvent des bribes de phrases accrochent la réflexion « être libre, c’est servir la vérité… » et encore ce « je ne suis pas fou » permet d’échafauder une transcription entre le vécu de Serebrennikov et ces personnages et, dans ces moments-là, l’empathie est à son comble parce que, oui, finalement, nous-mêmes, confinés chez nous, récemment pour cause de pandémie mondiale, avons souffert de cet enferment au point de développer des névroses, avec tout de même l’idée d’en sortir un jour, mais comment un homme, condamné dans une parodie de procès peut-il appréhender le monde si l’option que cet enferment ne s’arrête pas ? Le fait même que Serebrennikov dise éprouver de la claustrophobie dans des petits théâtres en dit long sur son état mental et ce « je ne suis pas fou » prend une toute autre dimension.

Dans cette seconde partie, les serres changent de place. Les bancs collés les uns aux autres forment une frontière entre ces baraques et les Hommes. On entend mieux le dilemme de ce texte qui prendra toute sa force dans ce qui va suivre et comme le dit l’un des personnage « le moine, noir, une légende, on n’est pas obligé d’y croire… » dans cette partie Kovrine arrache les polyanes et laisse à jour les serres… le début de la déchéance de ce jardin rêvé de Péssôtski ?

Les parties suivantes reprennent l’ensemble du texte. Elles reviennent sur les images obsessionnelles de Korovine. Les vingt moines, mi chanteurs mi danseurs, se déploient sur scène… « la folie va faire exploser le monde » et là les avertissements sont clairs et les intentions réelles, même si le spectacle a été créé avant l’invasion de l’Ukraine, les maisons se renversent et le chaos est partout sur la scène. La mise en abime se confirme. « la vie m’ennuie » entend-on. La danse dans de grandes jupes noires fait penser à des pièces de Martha Graham… les chants saturent l’espace. La fin laisse apparaître un slogan en rouge sur le mur du Palais qui ne s’y attendait pas : STOP WAR… rien ne devrait s’y opposer et pourtant…

Cette immense fresque repose donc sur un court texte d’Anton Tchekhov… 2h30 d’une forme qui aurait pu durer bien moins ; une œuvre plastique un peu gratuite parfois qui séduit justement par ses possibles transpositions avec la vie du metteur en scène plus que pour sa dimension universelle. Quelques gratuités, une forme « d’art pour l’art » font regretter que le public de la Cour d’honneur n’entre ainsi en contact avec ce grand artiste alors qu’assurément, tout en étant une œuvre complexe et aride, Outside était le médium le plus adapté à cette communion avec cette Cour d’honneur.

Emmanuel Serafini

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