AU FESTIVAL D’AIX, TOBIAS KRATZER DONNE UNE VISION TRES POLITISEE DE « MOÏSE ET PHARAON »

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FESTIVAL D’AIX EN PROVENCE 2022. « Moïse et Pharaon » – Opéra de Gioacchino Rossini – Livret de Luigi Balocchi et d’Etienne de Jouy – Créé le 26 mars 1827 à l’Académie Royale de musique de Paris – Direction musicale : Michele Mariotti – Mise en scène : Tobias Kratzer – Spectacle donné au Théâtre de l’Archevêché les 7, 9, 12, 14, 16 et 20 juillet 2022.

On est toujours heureux et impatient lorsque Rossini est convié au Théâtre de l’Archevêché, lieu mythique du Festival si bien adapté à ce compositeur. Les festivaliers de longue date, privilège de l’âge, se souviennent toujours avec émotion de ces fabuleux duos entre Montserrat Caballé et Marilyn Horne dans « Sémiramis » en 1980 et entre la même Marilyn et Katia Ricciarelli dans « Tancrède » l’année suivante. J’ai toujours été fier de dire « J’y étais ! ».

Mais le Rossini que l’on découvre dans « Moïse et Pharaon », opéra seria peu produit que nombre de mélomanes doivent découvrir, est d’une toute autre veine. La virtuosité et la flamboyance que l’on connait chez Rossini laisse place à une fresque biblique imposante et spectaculaire, presque solennelle, un peu comme si le compositeur avait été impressionné par la grandeur et la spiritualité du sujet.

Si le thème biblique de l’Exode des Hébreux hors d’Egypte, et par là même le livret et la musique de Rossini, revêtent un sens spirituel et religieux, ce n’est pas du tout la vision qu’en a Tobias Kratzer qui se place résolument sur un terrain politique pour aborder les problèmes de notre temps.

Dès la première scène le ton est donné ! Le plateau est partagé en deux : côté jardin des hébreux qui ont tout des migrants de notre époque, vivant dans des cabanes de fortune, côté cour un espace de bureaux au mobilier glacial et contemporain et des égyptiens qui semblent sortir tout droit du conseil d’administration d’une grande multinationale. On l’aura compris, les hébreux représentent les migrants et les peuples opprimés et les égyptiens une société occidentale matérialiste à la spiritualité évanescente. Toutefois le sujet biblique est respecté dans ses grandes lignes – livret oblige – et agrémenté d’une histoire d’amour entre la nièce de Moïse, Anaï, et le fils de Pharaon, Aménophis. Un amour impossible qui est le fil rouge de l’action et qui donne lieu à des scènes d’intimité émouvantes dans un dilemme cornélien.

La mise en scène de Tobias Kratzer est imaginative, les scènes de grande ampleur avec des chœurs imposants alternent avec des moments plus intimes, sans oublier quelques touches d’humour comme la projection du blog avec photos aguichantes de la princesse syrienne Elégyne, promise à Aménophis, qui débarque plus tard inopinément sur scène avec ses valises pour séduire le fils de Pharaon qui n’en a cure. Par ailleurs si l’action et les costumes sont contemporains, Moïse apparaît comme un patriarche sorti tout droit du péplum de Cecil B. DeMille – que tout le monde a en tête en venant voir ce spectacle –, rien n’y manque : la barbe, le bâton et la célèbre cape pourpre à rayures. Sans doute un clin d’œil mais aussi la volonté de donner à Moïse cette aura spirituelle hors du temps.

Le ballet, ce moment superflu et pesant des opéras français, comme d’habitude n’apporte pas grand-chose à l’action. Il est néanmoins présenté habilement devant un public d’égyptiens dans une salle de spectacle, comme un moment de détente qu’un chef d’entreprise offrirait à ses clients.

Fidèle à son parti pris, Tobias Kratzer ne perd pas une occasion pour dénoncer les sujets brûlants de notre époque. Les dix plaies d’Egypte sont représentées par des vidéos de cataclysmes issus du dérèglement climatique – inondations, cyclones, incendies, sécheresse. L’anéantissement de l’armée égyptienne, noyée la mer Rouge qui l’engloutit, est une vidéo impressionnante qui donne à voir avec beaucoup de réalisme des hommes et des femmes qui nous ressemblent se débattant et agonisant dans les flots. Sans doute la disparition annoncée d’une civilisation occidentale moribonde.

Dans le même esprit, les hébreux apparaissent en migrants, peut-être de manière un peu trop appuyée, avec gilets de sauvetage et canots pneumatiques, inutiles devant une mer Rouge qui s’ouvre pour leur laisser le passage dans un effet de projection floutée assez réussi. Des migrants qui envahissent la cour de l’Archevêché pour délivrer, mêlés au public, des chœurs envoûtants du plus bel effet.

Enfin pour « enfoncer le clou », la fin du spectacle donne à voir des touristes insouciants, suçant leurs glaces sous des parasols sur une plage de la mer Rouge. Un bout de bois rejeté par la mer, le bâton de Moïse, jonche le sable. Nos hébreux-migrants sont bien vite oubliés.

Le rôle charismatique de Moïse est tenu par la basse italienne Michele Pertusi avec profondeur et autorité. Il sait apparaître comme un patriarche qui guide son peuple et qui impose sa puissance spirituelle à Pharaon.

Jeanine De Bique, soprano originaire de Trinité-et-Tobago, incarne la fragile mais déterminée Anaï avec une voix veloutée et de belles vocalises toutes rossiniennes. Sa mauvaise maîtrise du français est souvent gênante, surtout quand nombre de syllabes sont « avalées ». Mieux vaut porter son attention sur la musicalité de sa voix et lire le texte du livret sur le surtitrage.

Le ténor samoen Pene Pati, à peine plus à l’aise que sa partenaire dans le chant français, est un Aménophis amoureux, nuancé, dans un rôle à la fois tendre et passionné qui donne lieu à de beaux duos avec Anaï. Pharaon, son père, est interprété par le baryton-basse roumain Adrian Sâmpetrean. Le timbre est clair et le personnage évidemment un peu effacé devant l’ascendant de Moïse.

Le meilleur accueil du public est réservé à la mezzo-soprano russe Vasilisa Berzhanskaya dans le rôle de la reine Sinaïde. Le timbre est limpide, la voix nuancée et assurée. Les autres rôles de solistes sont tous du meilleur niveau, tant au niveau des voix que des jeux d’acteurs.

La direction musicale, assurée par Michele Mariotti à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, restitue toute la richesse et la puissance de la partition de Rossini. Enfin le Chœur de l’Opéra de Lyon occupe une place prépondérante et évoque le peuple des hébreux dans des jeux de scène qui vont bien au-delà de la simple partie vocale.

La mise en scène et le parti pris politique de Tobias Kratzer sont efficaces et bien ancrés dans notre temps. On peut toutefois émettre quelques réserves : les effets sont parfois un peu appuyés et il est difficile de faire dire au livret ce qu’il ne dit pas. Si l’engagement humanitaire du metteur en scène, prégnant durant tout le spectacle, est opportun et louable, l’anéantissement de la civilisation occidentale – telle qu’elle apparaît ici – par une puissance spirituelle et religieuse ne manque pas de poser question.

Une belle découverte musicale revisitée par un metteur en scène engagé qui n’hésite pas à entrer de plain-pied dans les questionnements de notre temps et sur le terrain glissant de la politique.

Jean-Louis Blanc

Photo Monika Rittershaus 

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