FESTIVAL D’AVIGNON. « FLESH », CIBLE RATEE

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76e FESTIVAL D’AVIGNON. « Flesh » – Still Life – Gymnase du lycée Mistral – Du 18 au 25 juillet 2022.

« En mettant à mal l’étreinte, nous la dévoilons. Elle peut être loupée, vécue de manière très solitaire ou violentée pour devenir nécessaire à la fin. C’est en la triturant et en la rendant essentielle que nous pouvons révéler ce besoin d’humanité entre les gens. » Le projet de Still Life (tel qu’il est présenté dans leur note d’intention) est d’orchestrer une réflexion imagée et sans paroles sur la chair : leurs absences présences et métamorphoses. Les quatre tableaux formant le spectacle entre des rideaux striés par la lumière tournent donc autour de ces problématiques : chair sur le point de disparaître, chair déjà disparue modifiée par une nouvelle chair, chair virtuelle comme substitut à la chair réelle dont on crève de l’absence, et chair réincarnée en cendre pour engendrer un corps à corps.

Si la première partie est sans conteste la meilleure (la mort du père), les suivantes disent bien peu de choses et peuvent hérisser le poil à n’avoir que la peau sur les os. Si le recours systématique à l’humour au cours des différentes scénettes allège le tragique de certaines situations, tout en offrant un angle de vue enrichi par la mise à distance et le pas de côté pris par le pied de nez, si le rire corrige les mœurs et qu’il fait toujours bon d’apprendre des choses sans trop se prendre la tête, au final le titillement constant de nos zygomatiques rend le propos superficiel, entrave la pensée autant que la profondeur, alors même que « la profondeur, c’est la peau. » (Paul Valéry) Par exemple, le second tableau ne s’élabore que pour nous rappeler cette fausse évidence : la chirurgie esthétique c’est mal et pourquoi donc eh ben parce qu’un visage c’est fragile, donc bien compliqué de l’embellir, d’ailleurs il n’y a aucune chance, il sera forcément raté votre visage d’autant plus qu’il est fragile et on vous aimera moins et si vous essayez de le réparer ça ne fera qu’empirer les choses. Voilà à peu près ce qu’on nous jette au visage, tout en gestes, accessoires et maquillages, sans aucun mot.

Le tableau suivant est une critique plutôt assumée de la réalité virtuelle. La jeune fille qui décide d’en faire usage en rejouant le scénario de Titanic est totalement tournée en dérision : elle s’emballe, toute raide dingue amoureuse qu’elle est, rit, jouit et finit par hurler toutes les larmes de son corps lorsque la mort de Jack conclut le jeu. Or, une telle expérience de la réalité virtuelle manque de crédibilité dont le principe est plutôt d’explorer les possibilités d’un monde et non de rejouer un film à l’identique. De plus, beaucoup de ses réactions sont suscitées sans fondement par le toucher puisqu’elle ne porte qu’un casque visuel et auditif, pas de combinaison pour la mettre à fleur de peau. Enfin, outre le fait qu’un tel tableau manque cruellement de réalisme et de subtilité, pourquoi cet usage de la réalité virtuelle est-il à ce point tourné en ridicule ? Une femme qu’on devine seule cherche un moyen de se donner du plaisir : quel mal y a t-il à recourir à cette littérature amplifiée, modernisée, constituée de mots, de rêves, tout en étant (car c’est le principe de l’art) condamnée à l’incomplétude ? M’a t-on jamais reproché mon amour pour Solal ? Est-ce à une critique du théâtre que nous assistons puisque la jeune fille ne fait rien d’autre que de tenter d’incarner un monologue fondé sur du presque-rien et du possible, un théâtre au-delà du fauteuil, pour une seule spectatrice ?

Si les deuxièmes et troisièmes tableaux traînent un peu en longueur et ne trouvent pas de chute à nous faire tomber des nues, on devine rapidement la composition du quatrième tableau, sitôt que quatre petites urnes funéraires (certainement vides) sont sorties et disposées en cercle autour d’une plus grosse (certainement pleine). Qu’on m’explique donc pourquoi le public est pris d’un énorme fou rire lorsque l’un des membres de la famille sort une louche : avec quoi vouliez vous que se partage la cendre ? Alors aujourd’hui ce n’est plus la surprise mais la satisfaction d’avoir deviné la galéjade qui suscite le rire ? Bon, maintenant je passe un savon au premier tableau puis je me lave les plumes avec des compliments : donc dans le premier tableau on apprend que les gestes barrières y en a beaucoup que les téléphones sont tellement présents dans nos vies qu’ils sonnent à l’infini et que les technologies c’est peut être pas si bien que ça (est-ce que répondre au téléphone a tué son père ?) mais bon si t’avais écouté le bip bip t’aurais su qu’il était en train de mourir, ton père. Voilà, à présent que passe sur son rectangle de scène le rideau quadrillé de lumière, joli comme le reste: qu’on arrête de gratter ces natures mortes et ces peaux mortes car elles ont le reste des saisons une élégance indéniable et un bronzage de compétition.

Jolie la marionnette du premier tableau, fleur fanée sensible aux chairs extérieures, inerte face à un fils couvert de la tête aux pieds d’épaisseurs en plastique, gants, masques, scotchs, et abandonné, sans ressources devant la rapide agonie d’un cœur qui s’éteint dans un corps blanc si ce n’est transparent. Jolie la scène de tango du second tableau entre ces deux amants modernes plus que maudits; la femme, traits tirés par le botox et l’homme, comme un frère Bogdanov, visage criblé à bout portant par le réel, à savoir les coins de meubles, les ongles de sa femme aux prises avec ce château de sable signé Francis Bacon. Jolie donc la scène de tango et jolies ces tentatives de cacher l’horreur sous les faux gestes du désir. Encore plus jolie la pantomime de la jeune fille au Titanic, qui nous donne à voir avec énormément de précision le ponton, les couloirs, la fête, la voiture et jusqu’à l’eau glacée du déchirement amoureux. Ses gestes au paroxysme de leur naturel dessinent une réalité encore plus belle que le réel où les fantômes ont un corps éternellement renouvelé. Tableau le plus agaçant par son propos mais dont la réalisation scénique est si réussie (à la hauteur du jeu exceptionnel de la comédienne) qu’on peut ne pas remarquer l’aspect caricatural. La bataille du dernier acte est un peu timide, manque de bouffonnerie à mon goût mais se conclut sur une très belle image de femme trempée. L’eau remplace la cendre, la vie surgit sous la pluie torrentielle d’un hurlement, permet la réconciliation des membres de cette famille, leur contact par le combat et vient conclure ce cycle de viandes séchées, de mains tendues et de peaux cassées ouvert par le décès absolument silencieux du mourant. Au final, si on ne prononce pas à voix haute la morale sous-jacente du spectacle et omniprésente dans la note d’intention : « il existe une nécessité du lien social, un besoin de contact, une préférence pour la chair plutôt que pour la viande » et si on ignore délibérément les rires satisfaits, convulsifs et rigolos du public, alors on peut dire que ça vaut tout de même le coup d’y assister de nos propres yeux, assis dans notre propre chair (la chaise en anglais) pour y applaudir d’un corps-à-corps des deux mains ce rôti bien ficelé qui ne sent presque pas le brûlé.

Célia Jaillet

Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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