FESTIVAL D’AVIGNON. « JOGGING », PORTRAITS CROISES DE FEMMES EN COLERE
76e FESTIVAL D’AVIGNON. « Jogging » – Hanane Hajj Ali – Théâtre Benoît XII – Du 20 au 26 juillet 2022 à 18h.
Sur scène, une femme court sans fuir car fuir se fait sans courir, à pas lents, mesurés, féminins, fuir est un acte guerrier, fuir se retourne pour se venger, « fuis et dans ta fuite trouve une arme » (Deleuze). Cette femme qui chaque matin fait son jogging (course poursuite contre quatre murs fermés à clef) sillonnant les rues de Beyrouth et croisant toujours les mêmes quartiers déchiquetés : elle est artiste libanaise et porte le nom d’Hanane Hajj Ali seulement le temps de se présenter, elle, sa vie, son œuvre, ses amours. Rapidement, elle emprunte d’autres chemins, d’autres noms pour tenter de comprendre une figure féminine antique qui l’obsède depuis qu’elle en connaît l’histoire si incompréhensible : celle de Médée, la royale, mystérieuse et sanguinaire Médée, étrangère en tous lieux, condamnée à l’exil, le visage noirci par cette crème blanche étalée comme un symbole du crime impérissable, oui celle qui a su donner la mort à ceux à qui elle avait donné la vie, celle dont on ne comprend pas le geste tant il est empreint d’amour par-dessus la haine. La comédienne nous raconte donc l’histoire de cette reine monstrueuse avant d’enchaîner sur celles qui ont suivi sans le savoir son sillage aux contours impénétrables, renforçant (comme occurrences de l’inimaginable) la cohérence de son mythe : il y a Yvonne qui a tué ses trois filles avant de mettre fin à ses jours et Zahra dont les trois fils furent poussés à devenir martyrs, il y a ces femmes dont la comédienne n’est pas si loin, s’étant déjà vu étouffer avec amour son enfant malade, afin d’abréger ses souffrances. Ce qu’elle nous apprend par ces ouvertures et mises en parallèle, c’est que Médée ne se réduit pas à la vengeance et que ses enfants ne se sont pas seulement des moyens servant à calmer ses souffrances passionnées. Si la souffrance individuelle de l’enfant paraît constituer un motif valable, qu’en est-il pour autant de celle collective, que doit-on faire des enfants dans un monde ravagé ? Est-ce que tuer un enfant dans un monde où les enfants n’existent plus n’est pas un acte trop radical ?
Si le spectacle aborde des thématiques vertigineuses en interrogeant avec énormément de modernité la figure de Médée, devenue politique, la comédienne nous prend d’abord par la main tandis qu’un spectateur doit lui tenir les chevilles : elle fait ses exercices de diction, nous parle en lisant parfois ses sous-titres, mettant le théâtre sens dessus dessous, et tout cela en effectuant ses squats, ses abdos, son jogging. Lorsque ses mouvements sont coordonnés avec ses mots, cela devient jubilatoire d’assister à cet air de rien d’une justesse totale, à ces exercices de musculation si éprouvants qu’il se confondent avec cette scène de coït où la femme libérée jouit en plusieurs respirations. « Ceux qui me connaissent apprendront qu’ils m’ignoraient » affirme tout de go Hanane Hajj Ali, nous adressant la parole avec un naturel et une franchise qui nous sortent du tragique des tableaux, sans pincettes ni précautions puisqu’on acquiert, par ces transvasements d’une temporalité à une autre et d’un pays à une condition, que les mythes et faits divers ont beau avoir l’air inaccessibles, malgré leur absolu ils peuvent toujours renaître, ils sont toujours possibles. La complicité merveilleusement décalée, déplacée, qui nous dépèce et nous dépeint advient lorsqu’on nous propose avec un enthousiasme non feint et une joie réelle du partage, de déguster le même plat que les trois filles empoisonnées d’Yvonne : le paroxysme de l’ironie tragique et du tragique absolument ironique s’agrandit par l’agrémentation de quelques fausses gouttes de « mort aux rats » à la salade de fruit. La comédienne insiste démesurément sur la comestibilité des fruits (« vous pouvez vérifier la date de péremption ») comme si nos soucis de spectateurs occidentaux se résumaient à nos pulsions consommatrices (ce qui est bien vrai) plutôt qu’à celles dévoratrices touchant à l’art et au sublime, effleurant la grimace de Médée.
Un seul en scène jonglant avec plusieurs visages, essoufflé sans jamais perdre son souffle et nous soufflant au visage ces expressions variées de la douleur qui ont tantôt un goût de mort mythologique, tantôt un goût d’espoir moderne, mais toujours l’empreinte d’un sourire qui aspire au dépassement des larmes, qui par le déplacement d’un corps assiégé cherche dans sa course, dans son mouvement, dans ce jogging d’une simplicité déconcertante une arme ou autre chose qui lui ressemble : une parole pour laquelle on trouve un siège, dans le souffle des questions.
Célia Jaillet
Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon