KAE TEMPEST, « THE LINE IS A CURVE » : LA COUR D’HONNEUR TOUJOURS DEBOUT MÊME APRES NOUS

kae fest 2022

76e FESTIVAL D’AVIGNON, CLÔTURE : « The line is a curve » – Kae Tempest – Cour d’honneur du Palais des papes, le 26 juillet à 22h.

« Fais tout sortir de toi / Laisse-toi surprendre / J’étais à une fête, affrontant surtout des yeux » déclare Kae et figurez vous que c’est ce qu’iel fait, devant nos yeux écarquillés, tout sortir pour nous sortir les yeux de la tête, hors des sentiers affrontés et battus. Lorsque Kae Tempest, prolifique artiste britannique, poète dans une veine hip-hop tout à fait 21ème siècle, fait son entrée sur la prestigieuse Cour d’Honneur du Palais des Papes, iel se montre bien plus prestigieu-se que la scène : la salve d’applaudissements qui l’accueille agrandit un espace aux dimensions déjà bien colossales et qui pas une seule fois ne viendra écraser sa silhouette. Kae s’avance jusqu’au-devant de la scène mais n’aura pas besoin d’être parfaitement au milieu pour la remplir de sa présence ; voguant régulièrement en bord de scène, iel laisse à son ombre le soin d’étaler au reste du sol sa lumière. Après un bref discours improvisé, introduction à ce qui va se jouer et à travers lequel Kae « feel our energy », un premier poème est scandé : « Les nouveaux anciens ». Le public, agrafé aux sous-titres, est rapidement enchanté par la beauté toute simple de la langue, qui s’attaque aux dieux, au sublime et à nos quêtes de sens avec un prosaïsme si bien rythmé qu’il transcende les mots de la tribu sans pour autant en changer, avec intelligence et modernité. Morceau de sublime auquel nous avons eu le privilège d’assister : « les dieux font des pauses clope là-derrière […] les dieux sont chez le médecin ils ont besoin d’un petit truc contre le stress […] les dieux n’en peuvent plus de toujours donner plus pour moins […] les dieux sont en classe / les pauvres, ils n’ont aucune chance / ils essayent de dire la vérité / mais la vérité est dure à dire / les dieux sont nés, ils vivent un temps / et puis ils vont mourir. »

Les mots reviennent à la ligne et la ligne est courbée, à la suite d’une forme vient une autre, en somme, les métamorphoses se promènent. Au texte déclaré, proféré qui constitue un premier temps de la performance succède plusieurs textes scandé, selon l’oralité particulière du « spoken word » qui comprend une collaboration entre poésie et musique. Des sons électroniques et magnétiques imprègnent peu à peu la scène, la voix de Kae trouve des accents mélodiques, mais soudain catastrophe, les sous-titres sont tombés, muets, nous ne sommes plus épaulés par ces pêches à la ligne comme filets de secours qui peignaient les longs murs du palais. Heureusement, Kae nous avait prévenu lors de son discours d’investiture qu’un tel cas de figure risquait de se produire et qu’il ne fallait surtout pas perdre la face ou le visage mais accepter tout au contraire le tressaillement des mots pour se mettre à l’écoute de ce qui se ressent, en accord avec le rythme et les harmoniques. Sauf que l’univers sonore en construction ne parvient pas vraiment à combler cette soudaine éviction du sens : si les phrases se chevauchent et cafouillent dans la bouche du micro, l’acoustique se confond en rebonds dans l’enceinte du palais, le son nous crie dessus et laisse un peu sans voix. Mais la lumière fabrique une si jolie chorégraphie au plateau qu’on se laisse vite attraper les yeux, et le reste du visage : les couleurs sont primaires, rouges, vertes, bleues mais suffisent à déployer leurs aurores boréales, les contrastes ont l’obscurité qui rayonne, les motifs se plaquent au sol et contre les murs pour jouer au désir, l’épilepsie rebondit, le gris brouillard comme un souffle. Les lumières blanches des smartphones, luminosité lumineuse même minimale, viennent ajouter au tableau leurs petites lucioles, assoiffées de preuves, apeurées d’imaginer n’avoir aucun souvenir tangible à ramener : ces spectateurs mettent à mort ce pur présent, ce jamais-plus qu’est le spectacle vivant en le mitraillant de photos et de vidéos, refusant d’en perdre une miette, préférant leurs mauvais pixels aux photos de haute qualité souvent signées Christophe Reynaud de Lage. L’occasion de dire « j’y étais » compte bien plus que d’y avoir été (de toute façon on ne comprenait rien, Dieu écrit par des lignes courbes écrit Claudel, autant zoomer)

Dans cet étrange maëlstrom de paroles, de sons, de lumières en mouvement, de flash crépitants et d’anglais bien abscons faute de calligraphie, les têtes des spectateurs se laissent peu à peu secouer par le vent, dodelinent de sommeil ou remuent en rythme, surtout quand la musique adopte un caractère techno. Des bras se lèvent, font des vagues, un cœur avec les doigts, l’absence de sens donne envie d’en dessiner un, lignes de nos mains lancées, tournées vers les constellations qui tournent le dos au ciel. La Cour d’Honneur n’a jamais été aussi jeune : les places à 10 euros et la popularité de Kae Tempest n’y sont pas pour peu de chose. Merci la gauche, vive la jeunesse exaltée. Kae dit : « Elle marchera jusqu’à sentir le bitume répondre » et en cette soirée du 26 juillet il se passera sensiblement la même chose : Kae dansera, chantera, ira d’ici à là-bas, de nous à vous jusqu’à sentir les gradins répondre, le public vibrer. Alors que la musique se fait de plus en plus enivrante une silhouette se lève comme un début de soleil parmi toutes les autres silhouettes qui à sa suite se dressent et se mettent à dévorer la danse d’une même ondulation. Les gradins tremblent, on se croirait dans un concert de rock. Une foule de bacchantes aspirées par la musique se précipite des rangs Z jusqu’aux A, et sur les genoux des vieux aristocrates inventent par leur foule un nouveau bord de scène, goût krump et hip-hop, fait de lents balancements ou de saccades esthétisées. Un garçon fume une cigarette. Une fille emmêle inlassablement ses cheveux en les secouant de haut en bas. Un couple s’embrasse. Ça sourit de partout. C’est debout de partout parce qu’on ne voit plus rien assis : debout est un nouveau fauteuil. Les gradins auront-ils la force de supporter nos pogos ?

Dans la bible du spectacle, Kae explique avoir voulu « questionner les conflits qui peuvent émerger entre les intentions de l’artiste (ou d’une œuvre) et les attentes des spectateurs et d’un lieu. » Cette tension s’est incarnée ce soir-là, dans la Cour d’Honneur au public souvent bourgeois et ennuyeux, qui refuse qu’on lui fasse du tractage pour le Off, qui nous gronde quand l’eau pétille pour le bien de nos paupières et par la grâce des Berrocas, public redondant, aristocratique et effrayé par Jatahy depuis qu’elle a forcé toute une salle à danser pour Le Présent qui deborde. Le théâtre est en prison, le public au musée. Alors que non, le théâtre naît aussi du désir très rousseauiste de réunir public et artistes en une grande fête rigolote et collective, du désir banuien d’accidenter la représentation (les éclairs à la Cour d’honneur après l’apparition du spectre dans Don Juan), de lui faire emprunter des méandres insoupçonnés, des virages à contre-courant mais jamais à contre-cœur. « Nous demandons à l’imprévisible de décevoir l’attendu » (René Char) et aussi au miraculeux de croire en nous. Dans le poème « More pressure » de Kae Tempest, différentes idées voltigent dont celle-ci qui paraît s’appliquer à l’expérience théâtrale totale vécue ce soir-là, formulée ainsi dans une interview : « Plus il y a de pression, plus il existe de place pour trouver sa liberté. » Le public a eu un peu de mal à rencontrer sa propre liberté, nécessaire d’être si difficile : il a fallu s’affranchir de plusieurs peurs, de plusieurs hontes, de plusieurs représentations en manque de possible, il a fallu faire tomber la paresse, par un croche-patte à l’immobilité guindée, il a fallu accepter de se lever pour rien, pour la seule beauté d’un geste qui n’ira pas derrière l’horizon mais commencera avant. À la fin, Kae ne vient saluer qu’une seule fois malgré l’intensité des applaudissements et des tambours au bout des pieds, féroce musique, guerrière et tribale, désireuse de rappeler sur scène la matrice originelle des émotions, mais non, Kae n’est pas agrafé-e à nos bruits magiques et ne salue qu’une seule et unique et première et dernière fois, comme si ce n’était absolument pas pour ses beaux yeux d’immense poète aux mots généreux que nous étions levés, toutes et tous, levés ou plutôt restés levés d’un bout à l’autre de la tempête sous crâne, comme si ce n’était pas pour Kae au final, ces cris de joie debout qui pleuvent sans parapluie, comme si la standing ovation n’était qu’une continuation logique de la danse endiablée, entamée en amont. Merci beaucoup tout le monde, je reviendrais.

Célia Jaillet

Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s

  • Mots-clefs

    Art Art Bruxelles Art New York Art Paris Art Venise Biennale de Venise Centre Pompidou Danse Festival d'Automne Festival d'Avignon Festivals La Biennale Musiques Palais de Tokyo Performance Photographie Théâtre Tribune
  • Archives