« EL FIN DE LA IMAGINACION » : ADRIAN VILLAR ROJAS EN ORACLE POST-HUMANITE
Adrian Villar Rojas (avec Mariana Telleria) : El Fin de la Imaginación – Bass Museum Miami Beach – Jusqu’au 14 mai 2023.
L’exposition présentée au Musée Bass par l’artiste argentin Adrian Villar Rojas est d’une ampleur considérable. Certes, elle l’est par la taille de deux des trois installations de cette exhibition. Mais ce n’est pas seulement cela; les références qu’elle affiche, sur lesquelles elle fonde ses effets, sont elles-mêmes nombreuses. En plus, comme elle revisite dans ce cadre nouveau des œuvres anciennes et qu’elle intègre la participation d’une autre artiste argentine, elle s’étend sur une ligne de temps elle-même respectable et active la relance de questions fondamentales adressées à notre humanité.
Elle est à classer dans la catégorie des travaux dits site-specific, donc précisément élaboré pour le cadre qu’offre le musée Bass. Elle se déploie en trois espaces différents, adjacents et notre premier contact avec la proposition de Villar Rojas se fait de manière singulière. On fait face à un mini réfrigérateur dont la porte s’ouvre sur un gâteau argentin typique, mais composé des nutriments provenant de toutes les parties de notre planète. Il est en lui-même un artefact, vestige prévu, apte à informer les générations futures et même extra-terrestres sur nos conditions de vie. Malheureusement, de par la magnitude de ce qui nous attend dans la seconde salle, on passe en effet assez vite sur cette première pièce tant la cohérence de ce qui va se proposer à nous en second lieu, frappe l’imagination.
Il faudrait qualifier cette pièce d’immense scène, sur le mode d’ailleurs de ce que nous suggérera la dernière salle. Sa surface est faite d’argile et montre ce qui semble se proposer comme une parcelle du sol lunaire. Sur ce socle repose un immense David, comme meurtri, tordu, gisant comme une débâcle. L’oeuvre est une création de l’artiste datant de 2015 d’un ensemble intitulé Two Suns, déjà montré en deux occasions.
C’est là ce qu’il y a de plus apparent. Ça, et les écrans lumineux qui s’incurvent au-dessus. Ils sont au nombre de douze, plus les deux du fond. En l’un d’eux, un décompte est en fonction. Mais on peine à y reconnaître une représentation de chiffres connus. On a ici affaire à une numérotation inconnue du temps, sous l’impulsion de caractères qui ne nous disent rien. En fait, elle s’inspire du calendrier républicain. Celui-ci a été créé lors de la Révolution française pour marquer le début d’un temps nouveau, ne devant plus rien à l’ancien régime monarchique, répudiant du même coup le christianisme. En outre, les caractères sont d’une telle étrangeté qu’ils semblent provenir d’une autre civilisation, peut-être même extraterrestre. On les associera bientôt à d’autres symboles vaguement pointillistes, collés sur certaines portions des murs des salles, comme s’ils scandaient et identifiaient les autres œuvres, dans une codification impossible à déchiffrer dans notre espace-temps propre.
C’est que tout cela vient d’ailleurs, dans l’espace comme dans le temps. On retient ici l’idée d’une mise à zéro des époques, d’une reprise uchronique de notre ère. Mais la nouveauté est que, cette fois, cette mise à néant de notre civilisation, si elle semble reposer sur le passé, à cause de la référence au calendrier républicain français, prend son point de départ d’un futur imaginé. C’est depuis la lune que des vestiges archéologiques témoignent de notre humanité. Il est donc attendu de retrouver des traces du passage des astronautes. Un casque, des gants, même des bottes gisent par terre, empoussiérés, et prennent l’aspect que l’artiste a imaginé devoir être le leur, en l’an 5469, après leur exposition à un fongus d’origine inconnue. Une mitraillette A-47, une autre américaine, une grenade soviétique, des caméras abandonnées complètent le portrait de nos présences passées, au travers les traces de bottes dans un sol pseudo-lunaire fait d’argile, matière naturelle sertissant d’ordinaire les vestiges enfouis des temps passés.
Dans la seconde pièce, se dresse une scène assez comparable; sauf qu’on est maintenant sur la planète Mars. Un amalgame des trois rovers (astromobiles) envoyés sur Mars pour en explorer la surface : Curiosity, Lunokhod et Perseverance, vient corroborer cette impression. Le robot Walkyrie, conçu pour de telles missions, est là lui aussi, embourbé dans le sol, inopérant, oublié. En plus d’un exemplaire de l’Apollo Lunar Surface Drill, perceuse utilisée pour prendre des échantillons du sol lunaire, de 1970 à 1972, apparemment recyclé pour un semblable usage sur Mars. Tout cela est vaguement ensablé de la matière rouge qui a valu à cette planète le surnom qu’on lui connaît.
Mais ce n’est pas tout. Viennent compléter la scène trois autres sculptures de dimension notable. Deux de celles-ci ne forment en fait qu’une seule œuvre, produites en 2010 sous le nom de Las Mariposas eternas et déjà présentées en quelques occasions, dont la Biennale de Venise. La première construction représente un jeune homme montant un cheval. Elle fait référence à l’histoire du Général indépendantiste argentin Luis Lavalle dont les fidèles voulurent que les restes échappent à ses ennemis. Ils seraient donc conservés dans un sac que transporte ce cavalier. L’autre présente sa version d’un tachikoma, un robot ambulant doté d’une intelligence artificielle, tout droit issu de l’univers des mangas, plus exactement de la série Ghost in the Shell, imaginée par Masamune Shirow. En outre, sur ce sol martien, repose aussi Tumba del soldado desconocido, de Mariana Telleria, pièce elle aussi présentée auparavant en d’autres occasions. Elle est la réplique de la flamme éternelle, sis au centre du propylée du Monument national au drapeau à Rosario, en Argentine.
Il est clair que Villar Rojas prépare un âge posthumain, qu’il l’anticipe et le construit dans une sorte d’uchronie dystopique dont on ne sait si elle offre une continuité possible à notre temps, depuis notre présent ; ou si elle reconstruit le futur à partir d’un point choisi dans notre passé, évoquant l’idée d’une suite parallèle des événements depuis la Révolution française. L’évocation du calendrier républicain, qui permettait de rêver à un temps nouveau, à une refonte complète de notre histoire, est certes à ce niveau une référence déconcertante pour nous. Ce monde devant nous est d’une cohérence impressionnante; d’une telle puissance, en fait, qu’on craint que l’artiste ne soit un oracle qui trace le chemin inévitable de ce qui sera.
Sylvain Campeau
Sylvain Campeau collabore à de nombreuses revues canadiennes et européennes, dont INFERNO depuis 2012. Auteur de sept recueils de poésie et de plusieurs essais sur les arts visuels, il publie en 2022 « Écrans motiles », aux Presses de l’Université de Montréal. En tant que commissaire, il a également à son actif une quarantaine d’expositions.
Credit photos Panos Kokkinias