SOUS LE MAQUILLAGE : RENCONTRE AVEC JEAN-LUC VERNA
Un entretien avec Jean-Luc Verna.
L’art protéique de Jean-Luc Verna est aujourd’hui incontournable. Dessin, photographie, sculpture, danse, chant, de la feuille à la scène, l’artiste n’est jamais là où on pourrait l’attendre. Le dessin est à la base de toute sa création, il est le centre et le fondement de sa réflexion plastique. Empreint d’une iconographie multiréférentielle (de la Renaissance aux X Men) ses dessins nous plongent dans un univers exigeant et sophistiqué, aux accents intemporels. A l’occasion d’une exposition monographique à la galerie Air de Paris, nous avons souhaité le rencontrer afin de revenir sur les différentes facettes de sa pratique.
Julie Crenn : Quel a été votre cheminement artistique ?
Jean-Luc Verna : J’ai toujours dessiné, après un projet de vie en rupture avec la scolarité puisque j’étais punkoïde, postpunk, prostituée et autres. J’étais en voie non pas de marginalisation ou de perdition, mais plutôt destiné à un projet de vie alternatif, risqué et illégal. A un moment ça ne convenait plus. J’avais toujours été « l’artiste de la bande », à dessiner sur les perfs etc. J’ai donc fait la somme de mes talents. Je pensais bêtement qu’il était trop tard pour être danseur, c’était la première chose que je voulais faire de ma vie. Je voulais aussi être chanteur. J’ai toujours dessiné et les gens ont toujours aimé mes dessins. J’ai donc attrapé une école de prépa, puis la Villa Arson et Air de Paris qui m’a soutenu à perte pendant plusieurs années et depuis quelques années avec succès et joies.
J.C. : Vous dites souvent que le dessin est votre colonne vertébrale.
J-L.V. : Chez moi, il y a un besoin d’exprimer des choses, s’exprimer soi ne veut rien dire, et il y a le fait que j’aime le dessin, l’histoire du dessin. C’est une surface de travail que je trouve de plus en plus intéressante, même si ca use beaucoup, c’est abrasif comme un travail d’écriture. Le dessin est l’arbre central qui nourrit mes autres activités. Le dessin est me colonne vertébrale. D’ailleurs à la défaveur de périodes de drogues et de trucs comme ca, où je ne dessinais plus beaucoup, le dessin reste ma colonne, si je ne dessine pas le reste s’effondre aussi. Quand je vais bien que ma vie va bien et que ma motricité d’artiste va bien, le dessin va.
Suicidairement, naïvement et un peu bêtement, je suis artiste parce que j’ai besoin que l’on sache quelle est ma place dans la société et qu’on m’aime. C’est l’horreur !
J.C. : Par rapport au statut d’artiste ? Vous acceptez et revendiquez donc d’être nommé « artiste » ? Beaucoup préfèrent plasticiens, créateurs etc.
J-L.V. : Ah oui ! Je trouve cela merveilleux. Je suis artiste et je tends à l’être, c’est ce que je veux être. Si un jour on pouvait poser sur la tête une couronne avec inscrit dessus « artiste », je pourrais partir tranquillement. Ainsi je me dirais que j’ai gagné. Je suis plasticien oui, mais plus seulement. C’est ce que je dis le plus fièrement, je suis un artiste.
Je dirais même que je suis artiste de variété, je dessine, mais je suis aussi actrice pour Brice [Dellsperger], je suis performer pour Gisèle [Vienne] et je chante dans mon bastringue [I Apologize]. Tout n’a pas le même statut, tout n’a pas la même valeur, la même qualité, mais, quand ce n’est pas trop honteux, je me lance et je l’offre aux gens. J’attends ensuite leurs jugements, évidemment il y a des gens qui me détestent, j’ai tout entendu. Le fait est que je le fait et cela me permet d’être en phase avec moi-même. Je ne me fixe aucune barrière si ce n’est celle de la propre honte. J’essaye d’être exigent. Je ne veux pas qu’on me traite d’opportuniste, ça je ne le supporte pas.
J.C. : Vous faisiez du dessin à un moment où personne n’en voulait …
J-L.V. : Personne ne voulait de ce que je faisais ! A l’époque le marché de l’art ne reconnaissait pas le dessin. Ma galerie investissait à perte sur moi, je les appelais tous les deux mois, j’avais mauvaise conscience, je leur demandais de m’enlever de leur liste d’artistes. Pendant huit ans ils m’ont épaulé. Ce soutien absolu est très rare aujourd’hui.
J.C. : D’un point de vue strictement technique, comment travaillez-vous vos dessins ?
J-L.V. : Je dessine très bien mais pas si bien. Mon dessin cru, que je ne montre jamais, est toujours pour moi un objet d’amertume et presque de honte. Le dessin cru est comme l’aveu du fait que je ne pourrais jamais être à la hauteur de mes pairs, des gens qui m’ont nourri. Je fais la même chose avec ce dessin avec mon corps : c’est un objet honteux, qui est en dessous de ce que je voudrais qu’il soit et que je suis condamné à maquiller, à transformer, à travailler.
Ce dessin là, je le calque pour plusieurs raisons. D’abord, j’envie les artistes qui ont l’outrecuidance folle de montrer un dessin cru en disant : « regardez comme je l’ai bien fait ! », je suis incapable de cette vanité là, même si j’en ai d’autres, énormes (rires). Calquer un dessin enlève la vivacité du trait et en fait l’image d’un dessin. Cela en fait aussi, comme moi en tant que personne, un objet d’une grande ambigüité qui peut être un emprunt total ou un geste honteux pour les intégristes du dessin. Ce geste me ressemble.
Ce calque je le photocopie. La photocopie me permet d’en avoir plusieurs esquisses possibles, plusieurs options de grandeurs etc. Puis je la transfère. Là c’est la porte ouverte à tous les accidents, la flaque, la déperdition. Je travaille aussi sur la perte du motif. Le dessin tel que je le pense à l’origine est toujours moins intéressant que tel que je me le livre en fin de parcours. Ensuite ce dessin, comme moi, je le rehausse avec du maquillage, avec du noir, je refais les contrastes et je gère les accidents.
J.C. : La couleur y est quasi inexistante.
J-L.V. : J’utilise de la couleur, généralement il s’agit de maquillage. Je suis un très mauvais coloriste. J’ai commencé ma carrière en étant peintre, j’étais extrêmement mauvais. J’ai un rapport difficile aux couleurs. Je n’aime que les couleurs mortes. Je n’applique de la couleur que sur les zones déjà noircies. Elles ne sont jamais vives, toujours des fantômes de couleurs en adéquation avec cette fausse archéologie du dessin retrouvé. Avec de vieux papiers, que je n’utilise pas pour cette histoire d’archéologie, mais parce que les vieux papiers ont une couleur proche de celle d’une vieille peau. L’encre par capillarité du transfert entre dans le papier, dans cette peau, il y a ainsi une analogie sympathique avec le tatouage qui me travaille beaucoup en tant que personne.
Ce sont des papiers qui ont vécu, qui en ont vu, comme moi. Je les trouve à la poubelle, dans des brocantes, chez des amis ou dans des vieux stocks. C’est un papier qui est en train de mourir aussi, qui est déjà malade de sa propre acidité. J’aime l’analogie entre le papier et l’expérience humaine, cette manière qu’ils ont de vieillir et de s’oxyder comme des humeurs humaines : transpiration, salive ou la lymphe. Tout vieilli dans les ambres, des tonalités avec lesquelles je me sens chez moi.
J.C. : Vous pratiquez aussi le transfert sur tissus.
J-L.V. : Oui, c’est mon saint suaire à moi, mon mensonge à moi ! Mes dessins sur voiles ne sont pas forcément un écho aux dessins papiers, mais plus au wall drawing. Le voile est un peu comme une peau de mur. N’ayant pas d’atelier je n’ai pas souvent l’occasion d’en produire. Je les réalise donc in situ, au mur. Derrière le voile je réalise un autre dessin ou une intervention directement sur le mur. J’aime le dialogue entre le voile et le mur, souvent l’action du personnage présent sur le voile trouve une réponse dans l’intervention faite au mur.
Le voile possède un caractère religieux. La religion me traverse et me pénètre. J’ai subi un training catholique très lourd quand j’étais enfant. J’ai même été scout de France, j’ai servi la messe : l’horreur totale ! Depuis, l’iconographie religieuse m’interpelle ainsi que de la lecture de cet art de propagande qui empoisonne tant l’humanité depuis 2000 ans. Mes dessins sont aussi une sorte d’irrévérence appuyée à toutes ces choses religieuses.
J.C. : Quelles sont vos influences artistiques ?
J-L.V. : J’ai appris à dessiner tout seul en copiant les X-Men dans Strange. J’avais aussi trouvé un bouquin qui s’appelait Anatomie Artistique de l’Homme [Arnould Moreaux] qui est un livre pour les étudiants aux Beaux-arts. Il a été une sorte de manuel de vie. Les super héros et les corps ont nourri mon cursus artistique. A la Villa Arson on avait des cours d’histoire de l’art qui commençaient à la Renaissance et qui finissaient à l’art actuel, tout cela sous le joug terrible de Christian Bernard. Grâce à lui nous avions accès à la crème de l’art contemporain mondial. J’ai me suis toujours situé sur le grand écart entre les périodes artistiques desquelles je me nourri, même des choses que je déteste.
J.C. : Par exemple ?
J-L.V. / Je ne détestais pas tant de choses, par rapport à aujourd’hui où je déteste viscéralement certains artistes. A l’époque, il y avait des choses que je ne comprenais pas.
Quant aux influences, je n’ai pas vraiment d’influences, il y a des gens dont le talent me fait tellement de mal, qui fait que justement je ne peux pas montrer mes dessins crus. Alfred Kubin, Félicien Rops, Michel-Ange ou Ingres sont des artistes qui me transpercent. Je suis allé voir la rétrospective de Kubin au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris, il a fallu que je m’en remette, ça m’a coupé les mains, les pieds, tout ! Parce que ça m’a signifié ma petitesse, c’est une bonne leçon. Ils me nourrissent et me déchirent en même temps.
Il y a très peu de chocs comme cela dans l’art, j’en ai très peu dans les autres formes aussi. Pour la danse, il y a un truc qui me déchire, même de mauvaises interprétations m’ont fait sangloter, c’est Le Prélude à l’Après-midi d’un Faune [Claude Debussy, vers 1892]. Chaque fois que j’en vois une version ou même un extrait sur youtube, l’émotion monte. Pour l’art, c’est la même chose, après les énormes chocs, j’ai du mal. Je pense à l’exposition General Idea, ça tue ! Ce sont des grands artistes. J’aime regarder les sommets, les firmaments, le sublime. Il y en a très peu, mais j’aime avoir l’impression que mon cœur s’arrête devant leurs œuvres.
Les gens qui me détestent disent de moi que je suis un faux dixneuvièmiste un peu gothique, mais ce n’est pas de ma faute si j’adore aller au musée d’Orsay et de temps en temps tomber en arrêt devant des œuvres du XIXème ou si je me promène au Louvre, je trouve toujours quelque chose qui va tuer à un moment ou à un autre. On ne sait pas d’où cela provient, de quelle époque, c’est intemporel. Les choses de « notre époque » sont déjà mortes ! C’est comme la mode. C’est ce envers quoi je tends, quelque chose qui viendrait d’avant moi et qui survivrait à travers le temps et les époques. C’est mon idéal.
J.C. : Et c’est le caractère hypercontemporain de votre travail.
J-L.V. : Des gens ne ressentent pas cette contemporanéité dans mon travail, aujourd’hui non, mais au début de ma carrière (et notamment sur le marché de l’art) cela me faisais vraiment de la peine. Grâce à ma technique, mes dessins ont des manières un peu différentes : une réaliste, un peu photographique, une autre plus pop, détourée, une autre plus déglinguée, accidentée etc. Il y a des gens qui pensaient au début qu’il s’agissait de ready-made, des emprunts, maintenant je prends cela comme un compliment car cela prouve que je suis suffisamment élastique.
J.C. : Que vous inspirent les faunes, les satyres et autres personnages issus de mythologies anciennes ?
J-L.V. : Représenter ces créatures est une façon pour moi de parler des gens, ce sont des incarnations différentes qui traduisent nos humeurs et nos sensations A un moment donné on se sent faune, à un autre satyre. Ce qui est moins vrai maintenant, mais véritablement au début de ma carrière, c’est que ce sont des choses qui étaient tombées en désuétude, aujourd’hui on en voit partout. Avant, les fées et les satyres étaient réservés aux ringards, c’était ultra has been !
Je n’ai pas changé mon répertoire parce qu’il signifie encore beaucoup de choses. Ce sont des motifs qui ont tellement été resucés, qu’ils sont tombés dans la poubelle de l’art. Les fantômes, les squelettes, les fées, les satyres, les centaures, les sirènes, les griffons, les sphinx etc. font partie de mon imaginaire.
J.C. : Vous créez un univers d’apparence mystérieuse et noire, pourtant la vie y grouille. Comment expliquer un tel contraste ?
J-L.V. : J’aimerais que mes dessins soient les reflets de ma conception de la vie qui est une blague très cruelle. Ils ne sont pas cruels mais ils sont souvent un genre de rire très inquiet ou un sourire un peu angoissé. Un rictus. Le rire est aussi la première réaction face à la peur, le sourire aussi. A la base, je suis plutôt triste. Je porte un regard inquiet et non rempli d’espoir sur le genre humain. En même temps je joue le jeu puisque je ne me suis pas foutu en l’air, tant qu’à continuer autant le faire en y prenant un peu de plaisir et un peu de gaité. La pitrerie est une des seules alternatives que j’ai trouvé contre l’horreur totale de ce qu’est la vie, le quotidien, la mort des amis, la maladie etc. La pitrerie est une arme et un élixir. Lorsque tu fais une blague cela t’apporte une respiration supplémentaire.
J.C. : L’anatomie est une donnée essentielle dans ton travail.
J-L.V. : Elle est ma prison. Je vis tous les jours avec mon corps en le scrutant dans le miroir pour trouver ce qui ne va pas, ce qui doit aller mieux. Je n’arrête pas de changer des trucs, de me redécorer, de me rehausser, de lutter contre ce qui est censé être la fatalité de l’âge. La façon d’offrir mon corps aux autres me pose un problème à la fois éthique et politique, je ne veux pas avoir le corps gay, le corps capitaliste, le corps de l’industrie que l’on trouve dans tous les têtus magazines. Je veux un corps qui soit mon idéal. Je ne veux pas avoir l’air d’un jeune ou d’un surhomme hyper viril. Mon idéal est un juste équilibre, une harmonie entre mon principe masculin et mon principe féminin, entre mes muscles et mon gras, ma puissance et ma grâce. L’anatomie est au centre de ma vie. Quand je dessine, je dessine mon corps, je termine quasiment tous mes dessins au miroir. C’est toujours moi, et les autres en même temps.
Ce n’est pas pour rien que je suis prof de dessin de nus, dans mes cours le corps vivant invite toutes ces interrogations. Le corps y est présent dans toute sa grâce, son animalité, sa beauté et surtout ses imperfections. C’est d’ailleurs ce que j’aime dans le travail de Brice Dellsperger, il rend l’aspérité aux corps qui d’habitude sont lissés par la technologie, il rend autre chose pour que le sens puisse s’accrocher. Pour moi tout est là.
Le corps est un vaisseau qui explique tout le fonctionnement de la vie, dans sa gestion, ses fêlures, ses faiblesses, ses messages etc. Le corps te place du point de vue de la société, quand je croise personnes qui, dans leurs postures et leur façons de s’offrir au regard des autres, ont vraisemblablement troqué leur sensibilité corporelle avec des artifices, je sais que ne n’ai rien à faire avec eux.
J.C. : Vos différentes collaborations avec Brice Dellsperger vous ont d’ailleurs permis de jouer sur l’ambigüité sexuelle puisque dans ses films vous interprétez aussi bien les rôles masculins que féminins.
J-L.V. : Brice et moi étions ensemble à la Villa Arson, il commençait à travailler la vidéo, comme je faisais toujours le pitre il m’a demandé de faire le travesti. Les déguisements m’amusent beaucoup donc j’ai accepté de m’habiller en femme. On a fait deux ou trois films ensemble où j’incarne tous les rôles ou bien les films sont en multi screen et les rôles sont interprétés par plusieurs travestis. En 2000, il a réalisé Body XX avec une réadaptation du film L’Important c’est d’Aimer in extenso, il a enlevé une seule scène du film original. J’y interprète tous les rôles : Romy Schneider, Fabio Testi, Klaus Kinski etc. Ceci avec les moyens du bord, peu d’argent, deux ans de tournage extrêmement difficile, c’est une vraie histoire de copains. J’en garde de très bons souvenirs, c’était humainement génial. Ce film l’a révélé au public, et moi aussi par la même occasion. J’ai rejoué dans un autre film qui est un mix entre Orange Mécanique et A Woman in Love de Ken Russel. On tourne Body XXII en ce moment, et nous exposons ensemble, comme à Murcia ou bientôt à Sélestat au FRAC Alsace. Nos travaux se suivent. J’aime être son actrice !
J.C. : Votre corps est une véritable œuvre d’art en constante progression. Work in progress, Body in progress. Pouvez-vous me parler de votre corps et de vos tatouages ?
J-L.V. : Mon corps est un chantier, parce que ça n’ira jamais, pas besoin d’une psychanalyse pour le savoir, mes blessures narcissiques sont tellement profondes : venant de mon enfance, d’une mère qui m’a toujours trouvé laid et qui m’a rabaissé en public. Tout cela était d’une rare violence et a laissé des cicatrices. Ce qui explique que mon corps soit aussi customisé, sans rien je ne me supporte pas, c’est impossible. Mon corps est le résultat de ma vie.
Mes tatouages sont comme une résille transparente, on me voit à travers. Beaucoup disparaissent derrière leurs tatouages, on peut lire entre les miens. Le tatouage, le piercing, le maquillage ou les vêtements me permettent d’avoir un costume de scène pour affronter la vie.
J.C. : Depuis le début des années 2000, votre corps est un véritable outil de travail. Notamment pour plusieurs séries de photographies où les parallèles entre histoire de l’art et l’histoire du rock & roll y sont surprenants. Comment arrivez-vous à concilier deux mondes qui semblent (en apparence) séparés ?
J-L.V. : La réponse est simple : nous avons tous le même corps. C’est-à-dire que nous avons deux bras, deux jambes, une tête, un sexe, des seins, des fesses. On se débrouille tous avec, on a beau multiplier les combinaisons on retombe quelques fois sur les mêmes positions, les mêmes chorégraphies d’une époque sur l’autre, d’un art à l’autre etc. Comme j’ai la chance d’avoir une bibliothèque rock & roll mentale et réelle assez importante. Je suis une vieille aficionado de l’art et du rock. J’aime feuilleter l’histoire de l’art comme un livre d’images, quand je trouve the perfect match, je me dis « voilà ! ».
Cela m’est venu d’un challenge très bizarre qui m’a été proposé par la Villa Arson, à ce moment elle était fermée, le centre d’art était en travaux pendant tout un été. J’habitais à cette époque à la Villa Arson, on m’a demandé de faire un truc par webcam, ça a même été la première exposition en ligne en France (1999). Il fallait faire une proposition en ligne quotidienne, alors j’ai pensé à mon corps. Et au fait que j’utilise toujours des modèles nus à la Villa. J’ai alors décidé de mettre mon corps à la disposition des gens en ligne. Il y avait 50 jours d’exposition, cela s’appelait donc 50 Poses Utiles pour le Dessin. Rapidement j’ai réalisé que j’allais tomber dans le piège de l’art gay. Il me fallait donc une raison pour me montrer tout nu. J’ai visité le Louvre et là je vois une statue de la reine Karomama de la 18ème dynastie, une terre cuite. Une femme un peu penchée dans une position de boxeur, un peu étrange. Et là je pense immédiatement à Siouxie avec ses tambourins : révélation ! En une nuit j’ai trouvé les cinquante poses d’après mes souvenirs et mes livres. Je les ai enchainées pendant 50 jours. C’est un travail que je poursuis encore aujourd’hui, il me permet de suivre mon corps. J’ai fait des parallèles entre l’histoire de la photo et celle du rock. La dernière série, réalisée pour mon exposition à Murcia, est un parallèle entre l’histoire de l’art espagnol et celle du rock.
Je m’inspire de plusieurs groupes, Siouxie domine car je l’ai tout le temps dans la tète et dans l’œil, mais il y a aussi les Cramps, Blondie, Bauhaus, Barbara, tous ceux que j’ai vu en concert plus tous ceux que j’aime, toute ma culture musicale y est présente.
J.C. : Encrées sur votre corps, incrustées dans vos dessins et wall drawing, les étoiles sont omniprésentes. Vous leurs vouez un véritable culte. L’étoile est-elle un alter égo symbolique ?
J-L.V. : Oui, un truc comme ca. L’étoile traverse toutes les couches de représentation, tous les supports, toutes les époques. Elle veut à la fois traduire des choses de grand luxe, de grande noblesse, elle est en même temps le packaging le plus vulgaire : on met une étoile, c’est un truc de pauvre, le truc des enfants, le truc en plastique. C’est tout à fait ce que j’aime et ce que je tends à être, quelque chose qui traverse et qui possède plusieurs niveaux de lectures. Par exemple, l’étoile est le corps humain, la tête, les bras, les jambes, c’est une évidence. C’est le corps humain renversé qui devient maléfique, une évidence pour moi aussi. C’est un des motifs à cinq branches le plus vieux de l’humanité, cette façon de tracer en noir ce qui est censé représenter la lumière m’intéresse, le coté négatif / positif est parfait.
J.C. : Depuis quelques temps tu produis des sculptures. Pourrais-tu me parler de « Réenchantement » et de cette expérience avec la nature ?
J-L.V. : J’ai été invité au Vent des Forets par un artiste suisse, Vincent Köhler, qui avait participé à l’édition précédente. Au départ j’étais invité pour chanter, je ne connaissais ni le Vent des Forets ni les gens qui l’organisait, ni cette région de la Meuse. La région est très belle mais sinistrée parce qu’elle est confite dans cet espèce de conservatoire de la première guerre mondiale, Verdun, les tranchées etc. J’ai visité Verdun, le mémorial, cette foret de croix et évidemment, propagande catho oblige, il y a à chaque croisée de chemin des croix, des calvaires. J’étais sensible à ces forêts gorgées de sang de la jeunesse française. On m’a d’ailleurs raconté un truc sublime sur ces forêts : après la guerre il n’y avait plus d’arbres, tout avait été tranché, bombardé etc. Les premières fleurs qui sont apparues étaient des fleurs sauvages : des coquelicots, des marguerites et des bleuets, incroyable ! Les gens ont du ressentir une émotion terrible, un choc bleu, blanc, rouge à la place de tous ces morts.
J’ai alors eu envie de planter une grosse baguette magique qui viendrait mettre fin aux larmes, aux croix et à la fiction. Une baguette qui dirait stop et qui réenchanterait la forêt pour revenir vers un univers proche de celui de Brocéliande. J’avais déjà fait des baguettes magiques en soudure de petites dimensions. Il s’agissait de baguettes magiques homicides, elles se terminaient par des poignards.
Quand on se promène dans la forêt, il a plusieurs pièces dont ma baguette qui mesure six mètres de haut. Alors on imagine la fée capable de planté une telle baguette en verre et en métal, une fée bien rock & roll de trente mètres de haut ! Un peu comme dans The Attack of Fifty Feet Women, le film fantastique des années 1950.
J.C. : « Paramour » est une œuvre slogan, un logo « vernanien ».
J-L.V. : C’est un dessin qui me permet de m’éloigner du corps humain, il est rare que je dessine autre chose que le corps humain. Cela me permet de faire un paysage. L’œuvre incarne depuis les saisons de l’amour, la montagne devient une personne, elle peut devenir un volcan ou avoir des cornes. Il y a aussi la version Paramor réalisée pour l’exposition à Murcia. Je suis en train de travailler sur une sérigraphie sur cuir, qui va être distribuée dans toutes les ambassades à l’étranger. Cette œuvre se rapproche de ce que je fais avec les chansons, elle me permet l’interprétation et réinterprétation. D’une chanson à l’autre, c’est la même chanson, le même texte, la même musique, mais elle est chaque fois un peu différente.
J.C. : Siouxie Sioux, vénération, muse ?
J-L.V. : Elle est belle ! (Rires) Elle a changé ma vie. Un jour je rentre du collège, je me mets devant la télé et là je vois un mec dans une émission qui s’appelait Mégahertz, le mec s’appelle Alain Maneval, genre le pd new wave maquillé, avec une petite mèche bleue dans la nuque et qui présente Siouxie Sioux. Je n’y connaissais rien du tout, à ce moment là j’écoutais du disco, Donna Summer et Amii Stewart. En voyant Siouxie tout a changé. Je suis allé dans la salle de bain, je me suis regardé pendant un quart d’heure, ce que je n’avais encore jamais fait. Le lendemain en partant à l’école, j’ai piqué le crayon à maquillage de ma mère, j’avais treize ans. Mon premier jour de maquillage. J’en ai 46, je n’ai jamais passé un jour depuis sans au moins me passer un trait de crayon, même quand je reste seul chez moi. C’est devenu un rituel obligatoire pour moi, pour supporter mon visage. Ensuite je me suis crêpé les cheveux, j’ai commencé à m’affranchir de ma famille et de tout ce joug. J’ai commencé à être libre. C’est Siouxie qui m’a donné la clé de l’affranchissement !
Elle me suit, elle est là. Elle possède ce caractère transhistorique que j’aime dans le dessin et dans la littérature. Elle est à la fois la Pythie, la magicienne, Circé, la vampe etc. C’est une femme que j’aime pour moi qui suis féministe. Elle a de la puissance, elle prend sa destinée en main, elle ne se laisse pas avoir par une industrie menée par des hommes. C’est la femme libre et puissante. C’est Wonder Woman. Elle est un exemple magnifique pour moi.
Je ne me suis jamais vu en homme, je ne me considère pas comme un homme, je suis un truc, je suis comme une image qui bouge. Je ne me suis jamais senti comme un homme, un corps réel. Je me suis facilement projeté sur cette femme phallique, une femme debout, combattante, qui fait peur. Elle n’est pas Blondie, pas la poupée blonde vénéneuse, Siouxie est le venin pur. Elle est une vibration noire, un truc inquiétant, de tension. Elle possède une puissance qui me rassure, comme un totem qui se dresse, un arbre.
J.C. : Elle est votre religion, vous êtes « siouxiste » !
J-L.V. : Oui, quasiment. J’ai besoin de ma dose quotidienne, le son de sa voix me permet de me sentir bien dans des endroits où je ne suis pas bien. De la même manière que je mets des étoiles partout où je vais, Siouxie me suis, comme un parfum.
J.C. : Vous venez de dire que vous êtes féministe, pouvez-vous m’en dire plus ?
J-L.V. : Au début j’ai été féministe par solidarité avec ma salope de mère parce qu’elle se faisait taper sur la gueule. Je me disais qu’une partie de la population était moins puissante musculairement et n’avait pas à subir de violences à cause de cela. La deuxième chose est que je ne suis pas du coté des hommes, je ne me suis jamais senti homme, au mieux je suis un garçon, mais je me considère comme une image modulable. Or le côté des hommes dans la société c’est la puissance, l’argent, le pouvoir etc. Il n’y a jamais eu de dictateur femme, les guerres ne sont pas menées par les femmes, il y a des femmes ordures, aussi toxiques que les mecs, pour cela la parité est totale. Mais nous vivons dans une société où les femmes sont moins payées, moins considérées, il n’y a rien qui va. Cela me révolte autant que l’antisémitisme ou le racisme, parce que c’est un racisme, une ségrégation sexuelle. Je n’arrive pas à me soustraire de ces situations qui ne vont pas, que je ne comprends pas.
Les femmes m’ont beaucoup aidé dans la vie : ma galeriste, ma chorégraphe. Les premières personnes dont je suis tombé amoureux sont des filles. J’accorde plus d’importance aux femmes qu’aux hommes, même si j’en ai moins autour de moi. Elles jouent un rôle clé. J’aime les dessiner, des choses qu’elles font et qui me vengent un peu de la réalité.
J.C. : Pour terminer, peux-tu me parler de ta rencontre avec Gisèle Vienne ?
J-L.V. : Je l’ai rencontrée à la faveur d’un workshop aux Beaux-arts de Grenoble, j’avais besoin d’un modèle nu. J’ai demandé un homme, ce n’était pas possible, alors j’ai dit : « si c’est une femme, je veux qu’elle puisse marcher en talons hauts ». Je vois cette jeune femme arriver avec des chaussures incroyables. Le workshop a été un fiasco, les participants étaient tous des garçons ils n’ont jamais réussi à se concentrer. Elle buvait une canette de Coca en feuillant des magazines et elle marchait. Suite à cela j’ai fait une conférence sur mon travail où je montrais mes premières photos en ligne. Avec une voix frêle, elle s’est présentée comme étant une jeune chorégraphe et m’a demandé si je voudrais travailler avec elle si besoin, je dis ok.
Trois ans plus tard, elle me téléphone, sa vie est beaucoup plus assurée, « c’est maintenant ». J’y vais, je découvre cet univers, au bout de deux jours de travail on présente une esquisse publique ! On a travaillé un an, on a fait le festival d’Avignon, je commençais l’aventure par la grande porte ! Avec la crème puisque Dennis Cooper écrit les textes, Peter Rehberg pour la musique, Patrick Riou pour la lumière. Gisèle a une vision personnelle géniale et une façon superbe d’être avec les gens. Nous avons des projets à venir ensemble, une pièce de théâtre et un nouveau spectacle de danse.
Dans I Apologize (2004), j’apporte mon matériel, j’ai une petite scène extraite d’un film de Brice [Dellsperger], j’exécute des poses de l’histoire de l’art et du rock & roll. Mon travail est inclus dans le sien, ce qui m’a permis d’être suffisamment décomplexé pour entreprendre une nouvelle collaboration avec Mickael Phelippeau. Nous serons seuls sur scène, le travail sera basé sur les rapports qui existent l’un par rapport à l’autre. Lui : jeune, mince, danseur. Moi : moins jeune, moins mince, pas danseur. Deux corps hyper différents, une belle aventure ! Ces différentes collaborations me permettent de vivre une expérience artistique qui soit complète.
Propos recueillis par Julie Crenn pour INFERNO,
décembre 2012
Jean-Luc Verna est représenté par la galerie Air de Paris.
#1 : Jean-Luc Verna / Photo DR / Courtesy Air de Paris
#2 : Jean-Luc VERNA « Virgule » 2011 / transfert sur bois rehaussé de pierre noire et de crayon de couleur, guirlande composée bois 90 x 60 cm; assemblage 160 x 25 x 20 cm © photo Marc Domage / courtesy Air de Paris, Paris.
#3 : Jean-Luc VERNA « Paramour » 2011 / © photo Marc Domage / courtesy Air de Paris, Paris.
#4 : Jean-Luc Verna / Photo DR / Courtesy Air de Paris