« BROUTE-SOLO », PEREZ & BOUSSIRON ET LA Cie ZEREP : DE L’ACIDE SUR LE THEÂTRE D’ART…

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BROUTE-SOLO, Cie Zerep / Xavier Boussiron & Sophie Perez / Au Festival ACTORAL, Marseille / A la Maison de la Poésie, Paris le 18 octobre.

La Cie Zerep, emmenée par Sophie Perez et Xavier Boussiron, était programmée dans actOral avec Broute solo, au nouveau théâtre Joliette-Minoterie à Marseille. Broute solo joue vendredi 18 octobre à la Maison de la Poésie (Paris). A chaque création, c’est comme s’ils voulaient se défaire d’une admiration. Processus Zerep est un lent décapage de fond de nos rêves artistiques, un patient et sadique arrachage de voiles. Un retour au point zéro.

Processus Zerep (dans Broute solo)

Cie Zerep. Le nom sonne pourquoi pas comme un cri de ralliement dans des steppes orientales, un mot de passe dans un réseau de résistance ou encore un nom de société de consulting, mais il peut vouloir dire aussi en verlan le patronyme de leur co-meneuse, Sophie Perez, aux côtés de Xavier Boussiron. C’est dire le retournement des valeurs qui est au principe de la Cie Zerep – non sans retombées déceptives. Depuis leurs débuts, ils mettent à l’envers et à l’épreuve la valeur Littérature avec un L (je me souviens de Laisse les gondoles à Venise, 2005, sur Lorenzaccio de Musset) et la valeur Art avec son A pompier (comme dans Enjambe Charles, 2007, par exemple où Louise Bourgeois est vue depuis Charles Aznavour). Plus que de cyniquement tout abattre et jeter en un chantier postmoderne où tout se vaudrait, il s’agit pour eux de saper la fétichisation qu’effectue la culture avec l’art. Leurs pièces gardent un œil sur les liens entre politique et culture, sans même parler de Bartabas tabasse qui a pour coeur l’épisode où cet artiste, suite à la baisse de ses subventions, mit à sac le bureau au ministère de la Culture où il était reçu.

En cela, les Zerep relèvent de ce mouvement hétéroclite que Jean-Yves Jouannais a mis en perspective dans L’idiotie en art (1), mouvement qui n’en est pas un comme le soulignait bien cet auteur, tant le principe de l’idiotie est de faire apparaître l’idiot du village en l’artiste comme en nous, ce simple, unique et singulier petit être sauvage et sensitif qui ne se plie à aucun embrigadement, fut-il celui d’un idéalisme ou d’une croyance en le bien fondé d’un pouvoir, d’une morale collective ou d’une culture nationale voire d’une intelligence réaliste s’expliquant le monde tel qu’il est. Autant d’idiots en art que d’artistes idiots. Leur seul trait commun est de saper tout esprit de sérieux en art, non pour détruire mais pour faire regarder autrement l’art sérieux, depuis la marge qu’ils ouvrent – et que Jean-Yves Jouannais souligne comme le principe de toute modernité en art. Car il n’est pas forcément emphatique ou imbécile d’être grave, certainement pas, mais tout ce qui prend de la hauteur à partir de cette gravité oublie la créature abandonnée, petite voire enfantine, d’où elle part. Cette créature qui ne sait pas faire, qui ne comprend pas tout et qui ouvre des yeux étonnés tout en ressentant confusément tant de choses, bref qui ne se sent pas autorisée à penser et parler, est aussi le germe de l’imagination créatrice. L’art n’est pas fait pour écraser, disent les artistes de l’idiotie, mais pour diffuser des ferments d’esprit critique contre ce qui nous écrase ou nous assomme d’ennui, voire pour faire sauter les verrous posés sur nos synapses et nos langues.

De l’acide sur le théâtre d’art… Sous cet angle, le duo Sophie Perez Xavier Boussiron – qui, bien que très différents comme ils le disent eux-mêmes (4), travaillent dans un colloque critique constant, autant dire qu’ils constituent un auteur bicéphale autocritique -, tient dans le théâtre actuel la place d’un chevalier Don Quichotte critique ou, mieux, d’un antidote à ce que le théâtre peut, dans sa passion pour lui-même, amener d’esprit d’excellence admirative et de sottise commentatrice, au risque de paralyser les spectateurs dans un sentiment d’impuissance et d’infériorité. Un esprit d’excellence qui dégénère toujours en esprit de vénération pour un maître enfin trouvé, et en pouvoir pour l’artiste élu. Une bonne part du ressentiment contre l’art et la culture publiques se nourrit de cela. Vu de loin, le travail des Zerep sur la dérision et le grotesque avec leurs acteurs égéries Sophie Lenoir et Stéphane Roger pourrait n’être pas loin d’un esprit boulevardier ras des pâquerettes et, pourtant, vu de près, il apparaît incompatible avec une scène du privé ou du divertissement qui est même bien plus fondée sur la vénération de têtes d’affiche voire la starification que le bon vieux théâtre public français.

Critiques du théâtre d’art, les Zerep le sont d’abord par leur manière d’en faire, assez peu portée sur les technologies numériques et sur le fini ou le beau ou sur la profondeur des émotions. Leur théâtre, comme grand ouvert sur des courants d’air, a souvent l’aspect d’un « cauchemar esthétique » (2) et d’abord celui d’un hand made mi brouillon mi bordélique ; leur travail de plasticiens dans leur atelier parisien axent leurs scénographies et dramaturgies. De même, les costumes, dans la surenchère du ridicule chez eux, sont dignes de la réserve aux accessoires de tout théâtre (voire des boutiques de location et vente de déguisements et masques) : ils témoignent d’un esprit carnavalesque assez cheap, à rebours d’une théâtralité artistique. Critiques aussi par la place qu’ils accordent au texte : souvent, leurs créations sont nourris d’auteurs, mais si des textes sont dits, ce sera sans pitié pour la « pouésie » et la révérence pratiquée dans le théâtre envers le texte et l’auteur « de » Théâtre – en revanche, ils développent une écriture très liée aux improvisations des acteurs.

…Mais l’acide décape de l’enflure. Et là, les Zerep reviennent aux sources du théâtre, que sont les acteurs. Comme quoi, la modernité critique ne perd jamais le nord sur le sens des choses. L’acteur chez eux reste au centre, avec au principal Stéphane Roger ou Sophie Lenoir. Excellents comédiens à rebours de tout identité de « grands acteurs », ils sont dans une recherche d’acteur exigeante sur le grotesque, et, dans ce travail-là, ils n’ont pas peur de se jeter, de retourner sur elle-même leur humanité, d’aller frôler la bestialité ou nager dans l’indécence.

Allant en eux-mêmes chercher cela, ils s’abandonnent à ce qui les traverse, désirs et effrois confondus, se métamorphosant sans cesse selon le principe de réversibilité du grotesque, sans lâcher des fils sensibles de leur folie, d’une paradoxale délicatesse. Artistes, ils ne trouvent de respiration que dans cette perdition de l’acteur qui improvise, seul, et doit continuer, continuer, inventer à voix haute. Ils ne font pas semblant, ils ne se regardent pas jouer, ils fraient avec « le noir » et, là, ce n’est pas pour rire. Créateurs ou auteurs plus qu’histrions, ils le sont dans la mesure où Sophie Perez et Xavier Boussiron écrivent largement leurs pièces à partir de leurs improvisations (3). Et comme on le sait – s’il était besoin de les justifier -, l’un des monuments de l’art dramatique le fit au Globe en Angleterre en son temps. Les acteurs sont dans la Cie Zerep les têtes-chercheuses de cette part sauvage que j’ai nommée plus haut.

Enfin, les Zerep restent encore proches des sources du théâtre d’art, en ce qu’une dramaturgie complexe structure leurs créations, entrecroisant plusieurs fils conducteurs (la critique de la culture, l’apparition de l’idiot, une vision quasi anarchiste du politique) en articulant les différents plans scénographiques, sonores, plastiques, dramaturgiques et de jeu, tout cela pour intriguer des atmosphères qui restituent l’esprit de ce qu’ils attaquent. Pour cela, il leur faut du temps, celui de créer, non pas en une période qui aboutit à une première, procédé éculé qui frôle la fabrication d’un produit à une époque où le théâtre public devient un marché comme un autre, mais en plusieurs moments entrecoupés de temps de décantation (4). Leurs créations laissent en suspens de repenser notre approche des œuvres, provoquant presque à l’inverse celui en nous entretient un rapport très intime à celles-ci, le réveillant de ses envies d’avoir le dessus.

Broute solo. Depuis leurs débuts soutenus par Hubert Colas qui les a invités plusieurs fois à actOral – qu’il a fondé et co-dirige avec Caroline Marcilhac -, ce dernier leur a proposés cette année de participer au volet SACD dit ODM. L’ « Objet Des Mots » attribue à un artiste un auteur ou un texte, dans l’optique d’actOral qui est de soutenir l’écriture sous toutes ses formes, dont celle de plateau. Hubert Colas a proposé Nathalie Quintane à Sophie Perez et Xavier Boussiron, Nathalie Quintane que ce dernier connaît pour avoir eu un groupe de musique en commun.

Nathalie Quintane est une auteur à l’air éternel de jeune fille pince-sans-rire bien qu’elle approche la cinquantaine. Elle a présenté à actOral – où elle est souvent venue – une lecture d’un passage de son prochain livre, La descente des médiums. Son mauvais esprit ironique et plein d’intelligence semble celui d’un enfant grave qui regarde le monde silencieusement, non sans rien en penser. Critique, Nathalie Quintane l’est, objectant au monde fantaisie et effronterie (comme dans Crâne chaud, POL, 2012 où elle fait parler Brigitte Lahaye). Son écriture en partie expérimentale, déconstruisant les récits, a fini par s’imposer dans la sphère P.O.L. Mais il s’en faut de peu aujourd’hui qu’elle devienne un nom d’auteur, un nom qui résonne comme une marque dont on parle sans l’avoir lue.

Fidèles à eux-mêmes, Sophie Perez et Xavier Boussiron ne font guère entendre l’écriture de Nathalie Quintane, qui leur a donnés un extrait de ce prochain livre à paraître, Descente des médiums. En revanche, au mot « médium », ils ont bondi : ils convoquent autour d’elle des fantômes gigantesques de sorciers de la littérature, Shakespeare et Duras avec Macbeth et Savanay Bay pour faire ressortir la frêle barque de Nathalie Quintane naviguant dans l’enfer des titans de la littérature : Ici une petite auto en forme de pantoufle.

La forme solo traduit également cette solitude étrange, qui trace comme un cercle magique autour de la voix absente du plateau de Nathalie Quintane. Stéphane Roger, seul dans l’arène, n’a plus que lui-même pour relancer avec une énergie du diable la machine du jeu, le jeu étant d’aller rendre visite à l’amie Quintane. En pépère qui aime la bonne grande littérature, avec son petit chien chéri, il va vers cette écriture légère et coupante, toute féminine, sans jamais y arriver. A la table, sur le plateau, les deux metteurs en scène, lui demandent de refaire ses scènes. C’est nouveau au Zerep, cela, de mettre en scène le travail proprement dit de plateau, de répétition et ainsi, de mettre en relief la recherche de l’acteur, sa fragilité comme sa folie panique, et les affects fous qui bourdonnent dans cette relation aussi diabolique qu’attachante entre acteur et metteur en scène.

Mari-Mai Corbel

1. L’idiotie en art, Jean-Yves Jouannais, Ed. Beaux-Arts Magazine, 2003, qui a aussi signé Artistes sans œuvre (ed. Hazan, 1997, réédité en 2009 chez Verticales).
2. Sophie Perez dans l’entretien cité en note (3).
3. Entretien passionnant aux Substances au moment de Deux masques et la plume (titre tiré de l’émission sempiternelle sur France Inter « Le masque et la plume ») sur la place des acteurs Sophie Lenoir et Stéphane Roger : http://vimeo.com/16301862
4. Entretien sur le Net avec Charles Mesniers : http://www.theatre-video.net/video/Entretien-avec-Sophie-Perez-et-Xavier-Boussiron-pour-Broute-solo-actOral-13 et aussi, au sujet de la prochaine création, Prélude à l’agonie, sur le western

Site du zerep : http://cieduzerep.blogspot.fr/

Broute solo, Maison de la Poésie dans le cadre d’actOral à Paris, 18 octobre 2013.
Prélude à l’agonie :
Nouveau Théâtre d’Angers les 18, 19 et 20 décembre 2013
Théâtre du Rond Point du 16 au 25 janvier 2014
l’Arsenic Lausanne les 21 et 22 février 2014
Scène nationale d’Orléans / théâtre d’Orléans le 4 avril 2014

http://www.youtube.com/watch?v=dPpd5MJci6Q (Aperçu)

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Photos : CLEMENTINE CROCHET : 1. Broute solo / 2. Nathalie Quintane lors de la lecture de Descente des médium du 5 octobre 13, Montévidéo.

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