DATA_NOISE : KASPER T. TOEPLITZ EN RESIDENCE AU CCN DE MONTPELLIER

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]Domaines[ : DATA_NOISE de KASPER T. TOEPLITZ, avec la chorégraphe Myriam Gourfink, projet en résidence au CCN de Montpellier.

Tout au long de l’année, INFERNO propose aux artistes en résidence au C.C.N. de Montpellier une fenêtre, une boite à remplir, une page à écrire sur leur travail, leurs méditations, leurs envies, leurs projets. Plutôt que de parler des chantiers présentés, forcement en cours, inachevés et volatils, nous avons décidé de présenter les artistes autrement.

Premier à inaugurer ce portrait in situ : K.T.T., Kasper T. Toeplitz. En résidence pendant deux semaines avec la chorégraphe Myriam Gourfink, il nous parle de son art, de sa vision de la musique et de leur prochain projet : DATA_NOISE.

KASPER T. TOEPLITZ : « Dans ma pratique de musicien, je travaille depuis toujours avec la danse (ma mère était danseuse, dans tous les souvenirs de ma vie, il y a eu des danseurs. Elle a fondé le premier ensemble jazz de Pologne). Le fait que je travaille avec la danse s’est fait comme une évidence. Fin 80 j’ai bossé avec beaucoup de danseurs contemporains. Le travail avec la danse a toujours été de la musique live (les rares fois où ça n’a pas été le cas, j’ai regretté) la danse est un art vivant. Jamais dans des trucs de commandes finies à livrer pour commencer les répétitions. Pas une musique utilitaire.

De plus en plus, dans certaines pièces, je me suis mis à utiliser des danseurs. Avec Myriam on travaille ensemble depuis quinze ans. On fait des pièces qu’elle chorégraphie et des pièces que je compose. Pour nous ça n’a rien à voir, pour le spectateur ça ne se voit pas, c’est drôle ! Il y a des parti-pris qui sont différents. En 1999 on a réalisé notre 1ère pièce ensemble.

Utiliser la danse et le corps du danseur comme instrument, c’est cela l’idée. On avait des discutions sur les capteurs de mouvements. Quitte à utiliser des systèmes de captation, autant prendre des gens dont le boulot est d’utiliser leur corps. La première capture, je l’ai faite au C.C.N. en 2002/2003. Au bout d’un moment je faisast le boulot à l’envers. Au lieu de demander au musicien de bouge,r je demandais au danseur d’être musicien, alors que ce n’est pas son problème.

Puisque le corps humain ne sera jamais le même, plutôt que de demander à la danse une action musicale déterministe, je lui demande la perturbation. Les capteurs ne servent pas tant à produire du son que perturber la chose. Imaginons un bouton de volume que tu mets quelque part, mais ce bouton ne tient pas en place, il fluctue autour de l’endroit où je l’ai mis. C’est cette similaire différence qui m’intéresse. Le data, puisque ce sont des capteurs qui envoient un flux de donnés en continu (une quarantaine de flux en permanence, plus une quarantaine de données au sol, actionnées par d’autres capteurs). Et le bruit de l’information. Je suis arrivé à cette idée de bruit, de parasitage, qui a cours depuis le 21e siècle !

Je fais évidement aussi de la musique « pure », qui n’est pas au service ou en relation avec d’autres formes. J’ai écrit des pièces d’orchestre, ou des concerts en solo en tant qu’interprète. Je passe commande à des compositeurs que j’estime follement intéressants. Commander des pièces à des gens, cela permet (et c’est déjà le compositeur qui pointe son bout de nez) de changer des choses dans le paysage musical. Mon instrument principal, c’est la basse électrique. Je suis persuadé que le monde n’a plus besoin d’un ensemble orchestral classique. Ça peut faire une pièce magnifique, mais il y a extrêmement peu de chance qu’une forme de pensée nouvelle vienne de là. Après, il y a toujours des exceptions… Ça va changer quoi ? La manière de penser la musique. C’est ce dont elle a besoin, la musique, beaucoup plus que de technicité.

J’ai composé une dizaine de pièces pour grands orchestres, je ne viens pas du tout de l’electro. C’est grandiose : j’écris la musique sur papier, je ne joue pas de claviers, donc j’écris dans le silence. Tu passes tes quelques mois (j’écris vite, je ne sais pas si c’est une qualité mais c’est comme ça) tu fais une page par jour maximum, pour donc à peine trente secondes de musique par jour. Ça dure des mois. Mais uniquement seul et dans le silence. Et là, il y a quatre-vingt personnes qui viennent jouer ce que tu as rêvé. Pour l’égo c’est très bien. J’ai fait des pièces pour grand orchestre, et à présent je n’ai plus ce rêve. Tu t’aperçois que ce que les gens jouent, ce n’est pas ce que tu as écrit. Laisse tomber le délire d’écrire du ¼ de ton, du 1/8 de ton… Quand tu vois que les répétitions ont été montées en deux services (soit six heures), que personne ne connaissait avant et que personne ne se souviendra après… Ce truc de rêve, au bout d’un moment, il ne me fait plus rêver.

Puis j’ai découvert l’ordinateur : une précision fréquentielle. J’ai toujours aimé les pièces longues et dans le milieu des pièces contemporaines (hormis quelques commandes de l’I.R.C.A.M.), on ne me demande pas de pièces longues. Maintenant je préfère bosser avec un petit ensemble : entre 10 et 15 personnes, mais vraiment investis dans le truc. Amplification, traitement en temps réel. Une grosse partie de ma pensée musicale passe par l’ordinateur. Sur des histoires de couches, de tempi etc. Ce n’est pas une pensée harmonique (écrire la partie harmonique puis mettre dessous une ligne de contre-chant, de basse, de rythme etc.). C’est comme des nuages : ils se rejoignent, ils se coupent, se superposent…

L’ordinateur, son défaut (qui n’en est pas un mais qui peut être vu comme tel) c’est que tout est reproductible à l’identique. Deux violonistes merveilleux ne reproduiront pas exactement le même son (c’est la vie, l’humanité) c’est toujours « pas pareil », c’est toujours en instabilité. Avec l’ordinateur, si je veux mettre deux formes très précises, ce sera exactement la même chose. Cela peut gêner, je comprend le manque d’humanité. Mais moi je suis toujours en temps réel, il y a beaucoup de paramètres de contrôle sur le vif. Je réfléchis avec mes outils. La musique est uniquement électronique (je ne suis pas allé enregistrer le bruit des mouettes, c’est de la synthèse pure), c’est le même moteur de synthèse, le même moteur qui fait la lumière, la vidéo. C’est passé par le même prisme, qui dit à la danseuse la globalité de perception voulue.

Rendre synthétique le corps, non ! Mais la synthèse, je trouve ça tellement plus vivant que le sample par exemple ! Puis le sample, c’est une paresse intellectuelle immense (je vais pas me faire des amis là !). Tu n’es pas responsable quand tu enregistres un nid de fourmis. La vie immense, ce n’est pas toi qui l’a faite. Tu ne fais qu’avec des objets déjà préexistants. Moi ce qui me plait, c’est de créer le son, le bruit. J’ai travaillé pendant un temps fou sur la question des données précises du bruit. En sortant de la définition purement scientifique du bruit, tu peux ouvrir. C’est un boulot de sculpteur : je fais mon bloc de bruit et je creuse, creuse, creuse jusqu’à avoir des notes. C’est beaucoup plus instable du coup, puisqu’il y a une vie à l’intérieur. Une note pure de violon, c’est une corde mise en vibration puis arrêtée, puis mise en vibration etc… donc ce n’est pas si pur que ça finalement.

La mouette, elle chante ce qu’elle voudra. Tu n’est pas si responsable, il y a une part de la structure qui est responsable. La micro-structure. Si c’est ma musique, je veux que ce soit la mienne. Le corps n’est pas synthétique, mais la synthèse est foutrement vivante. Surtout la synthèse digitale. La synthèse granulaire entre autres, n’est pas possible avec la synthèse analogique. Rajouter des couleurs de bruit différentes, développer une finesse dedans, ajouter des voix etc. Mais je suis un peu ringard. La synthèse digitale, ce n’est pas très à la mode…

Le début de DATA_NOISE (DATA à dire à la française, ça fait plus joli), C’est 500hrtz, c’est pas autre chose, mais c’est vachement plus vivant qu’un sample. Alors qu’avec un générateur de son, ce n’est pas du tout la même chose.

L’origine du projet est double : travailler avec la danse et avec des moyens réduits pour jouer la pièce partout. On a eu plus de 2 semaines de travail. C’est vraiment 15 jours pleins, effectifs, de boulot (on avait un concert au milieu). C’est beaucoup, c’est super, et comme lieu de travail, il y a vraiment pire… Comme essayer la vidéo comme projection lumineuse sur nous, à la place des projos, ici, il y a ce qu’il faut. Je prends la lumière comme une continuation muette du geste musical. C’est du lisse, du plein, de fort, de 1er ou du 2e plan.

Quand tu travailles du son sur un instrument aussi particulier que l’ordinateur, qui n’a pas un son propre, se pose toujours la question du volume. Pouvoir poser la question du volume réel, du rendement : jouer fort de l’instrument avec sourdine n’est pas une aberration, le corps vibrant de l’ordinateur c’est quand même le haut parleur. Et comme on sait que le haut parleur rayonne dans un sens, alors que les instruments acoustiques rayonnent de façon circulaire… Tu sens la puissance, la masse sonore de l’instrument, même si c’est en sourdine. J’aime la plénitude sonore et que le son ne provienne pas du haut parleur, mais qu’il devienne une présence dans l’espace.

Je joue comme un chef d’orchestre. Je spatialise les hauts parleurs. Mais au début tu es content, tu sais le faire, tu es content. Ce n’est pas dit que ça n’ajoute jamais rien, mais qu’est ce que ça apporte finalement ? Puis on a quand même les oreilles mises dans un sens, et contrairement au chien on les bouge très peu ! On est moins bon là-dessus. Mais pour cette pièce là, il n’y a pas de spatialisation autre que frontale.

On avait cinq jours après la présentation au public. Du coup c’est plus vrai, c’est un travail en cours et ça peut évoluer. Moi je bosse mal quand il faut montrer le travail en train de se faire, ça fausse la donne. Le montrer dans le cadre d’une résidence, tu essaies de faire une forme et tu ne penses qu’à ça les deux derniers jours. Tu bidouilles, tu fais du vite fait. Généralement, je suis plutôt du genre à dire que l’échange avec le public ne sert à rien, mais… Tu sais il y a ce fameux truc de dire qu’il y a deux métiers : celui que tu fais et critique de cinéma. Le nouveau truc c’est deux métiers : celui que tu fais et DJ.

Je bosse dessus depuis des années et souvent je suis un peu … D’autant plus que je n’aime pas présenter le travail, alors que tu ne sais pas très bien où tu veux aller. Mais là, je dois avouer que là, c’était vraiment bien. le public du C.C.N. est un public un peu spécialisé, qui sait voir à travers un truc pas fini. Des gens ont dit des trucs vachement argumentés, bien. Après ce n’est pas fini, et je fais des choix, moi. Je me méfie beaucoup des « regards extérieurs ». Moi, ce qui me porte, c’est le regard intérieur. Ce qui est peut être faux ? Il y a des pièces que tu as finies et tu te rends compte que ça ne marche pas, que la pensée était fausse. Tu as toujours quelqu’un qui te sort : « je te l’avais dit » mais c’est toi qui t’en rend compte.

Et puis, c’était plein. C’est une victoire pour eux, ça fait plaisir pour nous. C’est un projet qui n’est pas de danse et de musique. Plus qu’un concert, c’est aussi une forme. Pas encore un spectacle (est-ce que ça le sera ?) Pas des choses à voir mais une représentation. Ce n’est pas une pièce de danse, ce qui était le but à l’origine… L’autre choix pour ce projet a été de travailler sans technicien. Je veux pouvoir tourner à deux. Et avec des praticables que tout le monde a. Je veux pouvoir tourner cette pièce avec rien. J’adore les praticables. Un rapport hyper-frontal au public, une table en un peu plus haut. La contrainte aussi c’est d’avoir chacun sa table. On n’est pas dupe, on sait bien que je ne vais pas chorégraphier mais on est à égalité. On s’ajoute des contraintes, c’est créateur.

Où le jouer ? Même si c’est léger, c’est quand même assez lourd pour le jouer dans un squat. Les lieux de danse accueillent de la musique alors que les lieux de musique n’accueilleront pas de la danse. La danse est le milieu artistique le plus ouvert aujourd’hui, le seul peut-être. J’aimerais le jouer, pas fatalement, uniquement dans des lieux dévoués à la danse. Plutôt pour des festivals qui programment des mélanges. A Beaubourg aussi (pour la taille, le public…)… En France, c’est très cloisonné. Déjà entre musique et musique et musique c’est cloisonné. Ici, ça choque tout le monde de mélanger.

On travaille vraiment sur la tangente, la transversale. Et même s’ils adorent dire qu’ils le font tous, ils ne le programment pas vraiment. Je voudrais bien échapper au « circuit » danse. La vrai création se fait en Allemagne, puis on joue en Grèce, et pour l’instant en France, je n’ai rien. Comme c’est en frontal, la vision théâtre, c’est bien. Pour l’instant je ne sais pas si la pièce doit se voir assis ou debout…

Dans mon boulot, en général, je joue partout où on me propose, dans les squats, les lieux institutionnels, les lieux généralistes ou très spécifiques. Je pense être un des rares à pouvoir prétendre appartenir aux deux mondes en toute légitimité. Après, le lieu ne change pas tant que ça la musique. Ça change la perception, mais si tu ne joues pas pour plaire aux gens, ça ne change pas ce que tu fais. Les murs ne font pas évoluer. Je n’ai pas un double programme, dont un qui serait plus festif… Ce sont des questions qu’on me pose vraiment ! « t’as pas un programme plus festif ?»

Propos recueillis par Bruno Paternot

DATA_NOISE, création le 30 novembre 2013 / avec Kasper T. Toeplitz & Myriam Gourfink au ZKM (Zentrum für Kunst und Medientechnologie, Centre d’art et de technologie des médias) à Karlsruhe (Allemagne).

http://www.sleazeart.com/KTT_concerts.html
http://www.zkm.de/

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Visuels : DATA_Noise de Kasper T. Toeplitz / photos ©Marc Coudrais.

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