» INTERIEUR » DE CLAUDE REGY, UNE EXPERIENCE POETIQUE ENIVRANTE

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FESTIVAL D’AUTOMNE à Paris : « INTERIEUR » de Maurice Maeterlinck / mise en scène Claude Régy / du 9 au 27 septembre 2014 / Maison de la culture du japon à Paris / Vu au 68e FESTIVAL D’AVIGNON / Salle de Montfavet du 15 au 27 juillet à 18h

On avait beau être prévenu, connaissant le travail de Claude Régy, l’un des metteurs en scène contemporains qui laissera sans conteste son nom au Panthéon du Théâtre, cet « Intérieur » fut comme une apparition… Un moment hors temps et hors espace où les sens sont conviés à un festin en tous points fabuleux, un peu comme si on assistait pour la première fois, en toute innocence, à la naissance d’une nouvelle ère révolutionnant notre rapport au réel.

De réel d’ailleurs, il n’y en a pas ou si peu chez celui qui confie au seul langage possible, celui de la poésie, de dire le monde. Pour Claude Régy, le dépouillement du décor réduit aux jeux des lumières qui suggèrent deux espaces, celui, intérieur, de la famille muette qui vit innocemment en attente du retour de leur fille, et celui des deux messagers qui eux connaissent la terrible nouvelle et commentent non sans une économie de paroles les menus déplacements des premiers, observés de l’extérieur où ils se trouvent.

D’emblée, immergés dans le noir et émergeant très lentement de la semi pénombre où ils sont plongés, les personnages du drame qui va se jouer à la vitesse du ralenti, un peu comme dans un rêve où plus rien n’existe à l’aune du temps qui précipite les actions au lieu d’en exalter l’essence, vont prendre place sur toute la longueur du plateau. Leurs gestes ont la légèreté aérienne de ceux que la pesanteur ne cloue pas au sol ; leurs menus pas semblent glisser plutôt qu’entamer le support où ils se posent. Quant à la diction des messagers qui commentent « l’action » immobile, sorte de chœur antique qui ne déclamerait pas mais qui énoncerait, tout simplement, elle est traversée par un minimum d’émois, se situant là où parler n’a de sens que dans la création d’un halo poétique à déchiffrer. Sans connaître le moindre mot de japonais, cette scansion régulière et monotone des phrases semble mimer la graphie de l’écriture nippone où fleurissent des groupes de caractères séparés nettement les uns des autres. C’est une épure d’autant plus saisissante que l’économie de moyens mis en œuvre est frappante.

Alors que l’annonce inexorable de l’arrivée de la petite noyée se fait de plus en plus proche, les membres de la famille eux continuent à exécuter en silence les gestes de la vie ; une inquiétude sourde semble parfois filtrer au travers de leur regard fixant la nuit, comme s’ils avaient quelque part une prémonition de l’impensable qui va les frapper. « Ce convoi en route c’est le cheminement de la mort en nous », confie Claude Régy dans ses notes de lecture concernant la pièce écrite par Maeterlinck qui, en créant deux espaces, celui d’une parole vivante d’avant-scène qui évoque la nôtre, et celui d’une autre scène, en arrière-plan, muette celle-ci, métaphorise la césure entre deux états indissociablement liés par la mort à l’œuvre en chacun d’entre nous.

Théâtre qui associe l’ombre et la lumière, le silence des gestes aux paroles scandées qui commentent, pour faire sentir au-delà de l’intelligible, ce qui se joue d’essentiel dans un même lieu – si clivé soit-il – constitutif des deux rives de l’existence humaine. En cela, les correspondances entre Maeterlinck, reconnu comme l’inventeur d’un théâtre de l’âme, lui a qui on doit les concepts de tragique quotidien et de drame statique, et Claude Régy, pour qui le théâtre « ne commence qu’en s’éloignant du spectacle », sont saisissantes.

De même que la proposition de Satoshi Miyagi, directeur du Shizuoka Performing Art Center de Tokyo (par ailleurs présent à Avignon avec son « Mahâbhârata » à la Carrière de Boulbon), soit venue percuter l’inconscient du metteur en scène, trente années après qu’il eut monté une première adaptation de la pièce, comme si le temps n’était pas « passé », est tout sauf fortuit. Ce choix de comédiens japonais, incarnant les codes du nô dans lequel la mort est d’emblée omniprésente sous la forme du pont (venant de l’autre monde) que les acteurs traversent pour entrer en scène, trouve un écho « Intérieur », la réflexion sur la mort tonitruant, non seulement dans cette pièce, mais plus largement dans l’ensemble de l’œuvre de Claude Régy.

Cette immersion bouleversante s’il en est dans un ailleurs rythmé par l’éloquent silence, la semi-obscurité, l’extrême lenteur des déplacements, les paroles énoncées comme les syllabes de vers scandés, mettent les sens à vif pour mieux créer un état de disponibilité au monde qui advient sur le plateau, lieu d’une aube naissante dont la mort, tragédie du quotidien humain, prendra inexorablement possession.

Plus qu’à un spectacle, c’est à une expérience sensorielle et poétique enivrante que Claude Régy convie le spectateur. Pour peu que ce dernier accepte, le temps d’une traversée peu ordinaire, de lâcher prise face à l’inquiétante étrangeté de « l’in-connu » à l’œuvre, il sortira ravi, au propre comme au figuré, de ce très exceptionnel « Intérieur ».

Yves Kafka

Photo C. Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

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