ANGELICA LIDDELL, Maldito sea el hombre que confia en el hombre

UN ANGELICA LIDDELL AU COEUR SAIGNANT DE L’HOMME

Cette fille de pute* est une sacrée metteuse ! Et doublée d’une excellente performeuse qui plus est. L’an passé, sa Casa de la Fuerza, magistrale, avait soulevé l’enthousiasme du public. Angelica Liddell nous revient donc avec ce nouveau travail, très complémentaire du précédent, une véritable leçon de ce théâtre dont il nous faudrait plus d’exemples : ouvert, extraordinairement proche, sublimement humain.

Dans ce Maldito, son univers est immédiatement là, parfaitement identifiable. Au plateau, d’emblée cette appropriation de l’espace qui lui est si particulière, et que l’on avait goûtée dans La Casa. Quelques objets épars, surréalistes, comme ces lapins ou ces arbres de cour d’école, un fauteuil voluptueux, bref quelques éléments simples qui tout de suite signent la manière Liddell.

Une « pâte » que l’on retrouve dans le travail superbe de la lumière. Ou dans cette façon d’utiliser ces acrobates, la fascination de la force mâle et un tantinet survitaminée étant comme une extension de son propre travail de performeuse. Ou encore dans cette volonté de déplacer sans cesse les éléments de sa scéno, hobby de déménageur qui fait de ce Maldito un ballet incessant et fascinant.

Et puis, ces longues plages de silence, séquences visuelles et immobiles, et cette manière de placer ses acteurs, occupés à de mystérieux et improbables gestes anodins, devant, à cour ou jardin, au fond, partout sur ce grand plateau sur lequel il se passe toujours quelque chose, même la plus insignifiante. Enfin, la musique, omniprésente, du superbe chant de castrat aux Rolling Stones, de Schubert ou Cria cuervos à Sergio Leone…

Tout ce qui fait la « marque » donc de la Madrilène est là, à servir cet abécédaire, ce projet d’alphabétisation, qui force la langue française et l’amène à de saignantes digressions, verbalisées avec une rage -le R de son alphabet- étonnante, et une virtuosité impressionnante.

Quelle force étrange anime donc Angélica Liddell, qui la conduit à nous soumettre à sa puissance de feu, sans rémission ? Puissance verbale, d’abord : il faut la voir, et l’entendre, prendre à partie son public, l’invectiver dans un flot ininterrompu de cette langue qui chevauche, s’emballe, jusqu’à friser l’apoplexie.

Et puis il faut écouter : ce constat désabusé de l’humanité, ce regard acéré sur ses congénères en misère sociale, sexuelle, intellectuelle, qu’elle n’épargne pas, pas plus qu’elle ne se fait de cadeau. Un cri, une douleur qui la porte à cette extrême défiance, une méfiance exacerbée à l’endroit de ses frères et soeurs en humanité. Une révolte qui exsude par tous les pores, ouvrant ainsi son théâtre à la contemporanéité la plus aigüe.

Mais la Madrilène jamais ne tombe dans cette vulgarité intellectuelle qui consisterait à asséner sa vérité sans contrepoint. Ici, tout est léger, souvent très drôle. En un mot, cette fille ne se prend pas la tête. Ni celle de son public. C’est une bouffeuse de vie, Angélica, et même si comme tout vrai artiste, elle doute cruellement, même si comme elle l’évoque dans un entretien elle a « à la place du coeur de la viande hâchée », elle possède l’exquise politesse de la générosité.

Avec ses comédiens, bien sûr, avec lesquels on sent cette connivence indispensable, cette grande écoute qui, au plateau, passe par une attention redoublée à leur travail. Des petites filles qui ouvrent ce Maldito, joliment enjouées, aux acrobates chinois qui ponctuent la première partie de leurs prouesses virtuoses, jusqu’aux acteurs de sa bande, dont la présence extrême habite l’oeuvre in progress, la metteuse en scène est d’une empathie sans limite. Comme elle est d’une générosité absolue avec ce public qui lui vaut bien.

Le plus remarquable étant qu’avec ce Maldito, chacun se sent bien, immédiatement. Une proximité étonnante, émouvante même. Certes, ce que la metteuse met en jeu ici touche à la plus profonde intimité. Certes, l’enfance de l’art, cette merveilleuse façon d’installer l’évidence dans la plus totale simplicité, est une bonne porte d’entrée à cet univers si particulier et pourtant tellement familier. Mais cette grâce avec laquelle jamais, paradoxalement, elle ne viole son public sans lui offrir en échange son propre viol, est un cadeau des dieux.

Des dieux (société, argent, idéologie, religion) qu’elle n’épargne pas, dans ce long déploiement des signes, pas plus que tout ce qui nous constitue dans notre vaine humanité. Adoubant cette langue qui lui était étrangère, le Français dont elle force désespérément les codes, pour l’apprendre de la meilleure des façons. Comme elle dit, l’on n’apprend pas une langue pour dire des trucs aussi insignifiants que « pied » ou « pain ». Non, comme elle le fait goulûment, c’est en explorant les termes nécessaires, comme ce « Haine » ou cette « idéologie » de son alphabet intime, que l’on a les meilleures chances de la pénétrer. Et la comprendre.

C’est cette frustration de la langue qui l’amène à convoquer Wittgenstein, le W de son alphabet, dont elle dit qu’elle s’y confronte, comme à tous les philosophes, telle une hooligan. Belle manière que cette artiste a de bousculer tout ce qui l’entoure, les gens comme les choses, les concepts comme le théâtre. A sa façon, crue, sans concession, mais avec un art consommé de la Beauté.

Marc Roudier

*Hija de puta : Du titre de l’un de ses livres…

Maldito sea el hombre que confia en el hombre, un projet d’alphabétisation / Angélica Liddell / Salle de Montfavet / s’est joué du 9 au 13 juillet au Festival d’Avignon 2011
Photo : Christophe Raynaud De Lage

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