ECHOPHONIE AU TNBA : « COMME DU SABLE », DE SYLVAIN LEVEY ET PASCALE DANIEL-LACOMBE
« Comme du Sable » : Sylvain Levey et Pascale Daniel-Lacombe / TnBA Bordeaux / a été donné du 3 au 6 avril 2013.
Si « le baiser » de Doisneau, cliché en noir et blanc pris dans les années cinquante, a fait le tour du monde, véhiculant l’image harmonieuse de ces deux amoureux s’embrassant avec tendresse près de l’Hôtel de Ville, le baiser inaugural imaginé par Sylvain Levey et mis en scène par Pascale Danièle-Lacombe est porteur d’un tout autre message : loin de se vouloir lénifiant, il est annonciateur de remous chaotiques.
Sur une scène encombrée (plus que meublée) de structures aux angles vifs, un homme et une femme échangent aussi un long baiser liminaire, sans arrière pensée, presque tendrement. Mais devant eux, autour d’eux, le monde. Le monde tel qu’il est avec ses aspérités, ses rugosités, ses tensions palpables. Ici, point de courbes harmonieuses, point de cercles où l’on pourrait se réfugier pour se tenir à l’abri des trépidations contemporaines et de leur rythme infernal. Là, tout n’est que lignes de ruptures, tout n’est que débris épars qui s’accumulent au gré des remous d’existences traversées par des perturbations actives.
Ce n’est pourtant pas une cacophonie à laquelle, médusé, on assiste. Ce serait beaucoup plus juste de parler d’ « échophonie » tant les huit acteurs sur scène prêtent indistinctement leur voix à cette parole performative qui commente, sans jamais faiblir, les gestes et actes du quotidien qui agitent en tous sens les hommes et femmes, prisonniers du plateau. Ces personnages, d’une banalité sans âge, sont plus « agis » par les événements de leur vie qu’ils les déterminent eux-mêmes.
Interchangeable, leur histoire l’est aussi. Les comédiens se feront donc tour à tour les porte-voix des uns et des autres, qui, pris dans ce maelström tourbillonnant, perdent leur identité singulière, faisant qu’ils se confondent dans la même humanité privée d’elle-même. Et, comme pour mieux mimer le manque de relations binaires, ils regarderont (presque) toujours le public, leur regard ne reconnaissant pas l’autre comme une singularité distincte.
Fragments de vie d’existences elles-mêmes fragmentées, fractionnées, morcelées, désagrégées. Echo lointain du vers d’Apollinaire dont les éléments auraient été intervertis par la violence du choc : « Et leur rire s’est brisé comme un éclat de verre ». En effet, de ces existences malmenées, le rire et l’insouciance ont fui ; ne restent que des éclats tranchants.
Pareils aux grains de sable qui, agrégés les uns aux autres, sont emportés par le flux du mouvement qui les précipite vers leur destin commun auquel nul n’échappera, ces hommes et femmes sont un peu nos répliques, nos clones, les « précipités » de nos existences qui déposent leurs marques (qui sont aussi les nôtres) dans les éprouvettes du laboratoire créé par l’auteur et le metteur en scène. Dans leur « tube à essais », la vie s’observe, à peine distanciée, mais suffisamment pour que l’on reste le spectateur et non l’acteur de cette farce tragi-comique. C’est la condition pour que, accessoirement, la catharsis existe.
Un travail collectif, où chacun apporte son grain de sable, et qui, mettant à l’épreuve du sensible les fragments d’existences autant disjointes que semblables, donne à voir dans un effet de kaléidoscope, la vie telle qu’elle va. Et nous, spectateurs de cette « représentation », nous nous sentons transportés par cette énergie dévorante qui nous renvoie à notre propre condition.
Yves Kafka
Visuel copyright TnBA Bordeaux