ANN VAN DEN BROECK, « THE BLACK PIECE », RENCONTRES CHOREGRAPHIQUES DE SEINE SAINT DENIS

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Ann Van Den Broek, The Black Piece en ouverture des Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis.> Au Nouveau Théâtre de Montreuil, les 5 et 6 mai 2015.

Avec The Black Piece, vous entrez dans la boîte noire. Pas uniquement celle du théâtre, mais aussi celle de vos rêves sombres et de vos nuits blanches. Vous pouvez laisser vos pantoufles à l’entrée, elles ne vous sont d’aucune utilité. Ici, on entend des rires sans savoir d’où ils proviennent. Des talons hauts fuient vers un ailleurs indéterminé. Des halètements titillent nos oreilles, ricochent sur nos os, remplissent nos yeux d’images que l’on ne peut pas voir.

Une pièce dans le noir.

Ces indices sonores et visuels, nous les glanons alors que nos yeux sont plongés dans le noir. Un noir intense qui fonctionne comme une caisse de résonance pour des présences abandonnées. Un homme surgit du fond d’un mur. On entend un autre qui déchire des bouts de papiers dans une boîte de métal. Des images apparaissent en noir et blanc, captées sur le vif et projetées sur un écran en fond de scène. Ces images, très vite, s’évanouissent.

Nous nous réveillons dans un univers peuplé de silhouettes rock et glam, toujours à la limite de l’esthétique trash. Il y a un esprit punk dans cette pièce qui, loin des touches pastelles qui contaminent une certaine danse aseptisée, nous dérange et nous fascine. Et comme dans toute fascination, un mélange de séduction et de répulsion émerge face à ce qui nous fait peur et que nous recherchons pourtant. Un précipité d’arsenic dans l’ambroisie la plus pure.

Agacer les oreilles, contraindre la vision.

Parfois, dans cette confusion onirique – où chaque scène n’est éclairée que par une lampe-torche ou une caméra équipée d’un flash portatif – la lumière revient et les danseurs nous regardent, alignés en avant-scène. Ils sont cinq à l’unisson, pour une danse aguicheuse proche du macabre. Ces moments de face-à-face, comme sortis du brouillard, percutent nos rétines par leur puissance expressive.

Et ces bruits qui dans l’obscurité prennent tout de suite la dimension du mystère. Ces pieds qui battent le sol, ces torses que des mains agiles frappent avec fureur, comme des bannières perdues par grand vent. Ces grattements aussi, que l’on craint car ils font resurgir d’antiques monstres que l’on pensait avoir oubliés. Car au-delà de la danse, cette pièce cinématographique nous donne à sentir le souffre de nos cauchemars enfouis.

Désirs et subversion.

Mais plus encore que cela, elle subvertit l’habitude que l’on a d’aller voir de la danse pour voir des corps danser. Non pas que les corps n’y dansent pas. Ils dansent toujours à dose retenue, comme un maître négocie, dans un rapport masochiste, la prochaine peine à affliger à celui qui en redemande. Et subversive, cette pièce l’est surement. Elle nous fait devenir voyeurs là où l’on s’attendait à ce que la vision nous soit due.

Avec humour parfois, elle déjoue nos attentes érotiques. Elle nous ouvre le terrain des pulsions et des rêves interdits sans jamais tenter de les nommer. La chair est plus fantasmée que servie en pâture à nos instincts voyeuristes. En cela, The Black Piece use des corps, de la lumière et de la vidéo pour suggérer un état carnavalesque où notre imagination, animée de désirs et de frustrations, fonctionne à plein régime.

Ann Van Den Broek provoque chez le spectateur une excitation envoutante sans donner dans la vulgarité. La caméra, comme dans un film expérimental, capture des images sensuelles sans que les corps n’en soient dénaturés. Ces derniers, chacun dans la dimension charnelle qui lui est propre, libèrent quelque chose d’absolument radical et pourtant nécessaire. En cela, The Black Piece est un dangereux bijou car elle touche à quelque chose de profondément enfoui en chacun de nous, que notre société du spectacle voudrait bien voir disparu à jamais.

Quentin Guisgand

Photo Maarten Van den Abeele

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