TRIBUNE : « L’ART CONTEMPORAIN » ET L’ALIENATION ARTISTIQUE
TRIBUNE : L’ « art contemporain » et l’aliénation artistique
par Yan Ricordel
On nous a tant serriné que le mot « art » était synonyme de liberté, et même de la plus grande liberté possible, et donc pour ainsi dire de dés-aliénation, qu’il nous est difficile aujourd’hui d’envisager qu’il puisse recouvrir une des multiples formes de l’aliénation (au sens marxien) moderne et contemporaine.
C’est pourtant le propos d’un très intéressant ouvrage de l’historien d’art et spécialiste d’esthétique italien Mario Perniola, L’aliénation artistique, paru en italien en 1971, puis en traduction française en 1977 (aux éditions 10/18). L’auteur y explique très bien, à partir de la page 199 très précisément, comment d’abord pour Hegel, dans son idéalisme, l’ « art », qui est une « forme de l’esprit absolu et précisément celle qui porte à la conscience l’absolu de manière immédiate et sensible, c’est à dire intuitive et objective », devient une nouvelle théologie qui s’exprime historiquement dans le Romantisme1 ; que l’avancée de Feuerbach sur ce sujet consiste à simplement rappeler la nature matérielle et historique des œuvres d’art ; que Marx ne va pas suffisament loin dans la démystification en conservant l’idée de l’art autonome comme modèle (« Pour Marx le communisme […] représente une réalsation de l’art parce qu’il est une extension de l’autonomie artistique à toutes les œuvres et à touts les opérations : de cette manière l’art cesse d’être une catégorie d’oeuvres séparées et une opération particulière et spécialisée pour devenir un mode d’être total des objets et de l’homme dans la nouvelle société ») ; et Freud de renverser tout l’édifice en affirmant que l’ « art », ce vocable vide, ce simple mot auquel on a à tout prix voulu prêter du sens, est simple « imagination compensatoire » d’un homme qui ne sera jamais satifait de sa triviale réalité.
Perniola cite freud : « L’homme heureux ne rêve pas ; seul l’insatisfait le fait. Les désirs insatisfaits sont les forces motrices du rêve, et tout rêve particulier est l’exaucement d’un désir, une correction de la réalité qui nous laisse insatisfait » ; ou encore « L’artiste est à l’origine un homme qui se détourne de la réalité puisqu’il ne peut s’adapter à ce renoncement à l’assouvissement des instincts que la réalité exige initialement, et laisse ses désirs d’amour et de gloire se réaliser dans la vie de l’imagination »… Ainsi l’art n’a jamais été affaire d’universalité, ni même de particularité, mais de singularité (2).
L’ouvrage de Perniola demeurerait anécdotique s’il ne faisait que conter cette petite histoire. Il va au-delà par une idée géniale exprimée en une formule tout aussi géniale, et qui semble d’une actualité frappante, brûlante :
« […] pour qu’il soit possible de critiquer radicalement la création artistique il est nécessaire de trouver une totalité qui aille au-delà d’elle : c’est la créativité, dont l’art n’est qu’une maniestation spiritualisée et diminuée de moitié. Il en découle, à la rigueur, que ce n’est pas l’art qui doit être réalisé, mais la créativité. »
La dernière fois je rappelais la célèbre formule d’Isidore Ducasse selon laquelle « la poésie doit être faite par tous, et non par un ». Allez voir aujourd’hui sur un réseau social orienté « vie professionnelle » comme LinkedIn : il n’est question que de créativité, précisément : est-ce à dire que le mythe intimdant, aliénant, donc, de l’ « art », qui sans doute aujourd’hui n’est plus qu’un mot, qu’une articulation de phonèmes, a privé pendant des siècles le non-artiste, celui qui n’oserait se prétendre tel, de sa propre créativité et donc d’une part non négligeable de sa liberté ; l’a empêché de mener créativement, et donc librement son existence ? Le débat est, j’ose l’espérer, ouvert.
Pour prolonger le propos de Perniola, de la même façon que Robert Morris a affirmé en 1969 que « jusqu’à présent tout art a fabriqué des images manifestes, qu’il y soit arrivé, ou qu’il en soit parti », l’ « art contemporain » n’aura consisté depuis la fin des années 60 qu’à projeter, figurer, modéliser un futur hypothétique dans le petit pré carré de l’ « art », plutôt que de se demander quoi faire ici et maintenant, sans se préoccuper de savoir si c’est ou non de l’ « art ». Et plutôt que d’avoir sous ce rapport un rôle proprement avant-gardiste, un rôle de modèle, de guide pour l’action, il n’a cessé de s’éloigner des lieux où se situaient l’action de changements possibles pour conforter l’ordre établi.
Et puisqu’on célèbre l’anniversaire de Mai 1968, il faut rappeler que c’est au nom d’un idéal socialiste que des étudiants italiens, notamment ceux des académies d’art, et français ont convergé vers la biennale de Venise pour y manifester, perturbant son déroulement et retardant la remise des prix. Dans le manifeste qui circulait, la biennale y était attaquée comme « l’un des moments où se concrétise le mécanisme de répression et de mystification de la culture des patrons ».
Yann Ricordel
1- Pour un appronfondissement très documenté sur cette question, on peut lire Jean-Marie Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, 1992.
2- C’est tout le propos d’un d’un ouvrage que j’ai déjà signalé : Le narcissisme de l’art contemporain, qui au-delà de Freud va puiser des arguments dans une lecture détaillée du freudo-marxisme. Je ne cautionne cependant pas ce livre d’une cruauté invraisemblable à l’endroit de celles et ceux qui ont ingénument embrassé la vocation d’ « artiste contemporain ». Savoir quelles sont les sources de cette cruauté digne du maoïste le plus intransigeant, de cette haine de l’artiste relèverait également de l’analyse freudo-marxiste, et mériterait un nouveau livre.