« LE PAYS LOINTAIN » D’OÙ L’ON REVIENT CONQUIS

72e FESTIVAL D’AVIGNON.  » Le Pays lointain (Un Arrangement)  » d’après Jean-Luc Lagarce, mise en scène Christophe Rauck, Théâtre Benoït XII, du 20 au 23 juillet 2018 à15h ; création au Théâtre du Nord Lille du 19 au 23 juin 2018. 

S’il est des expériences théâtrales essentielles dans cette 72ème édition du IN qui nous a déjà réservé de très belles surprises, cette adaptation de Christophe Rauck du dernier écrit de Jean-Luc Lagarde, mort huit jours après avoir mis un point final à son œuvre, est de celles-ci. L’intensité dramatique y est paroxystique, aucun fléchissement dans ce tourbillon de mots et de corps enchevêtrés dans lequel on est aspiré comme dans l’œil du cyclone. Le propos tendu comme une corde d’arc, la langue magnifique, la scénographie un écrin, les jeunes acteurs (spectacle de sortie de la promotion 5 de l’Ecole du Nord dirigée par le metteur en scène) en tous points excellents… On touche là à la quintessence du Théâtre.

L’entame se présente comme un court prologue ajouté (de même que des personnages le seront pour permettre avec beaucoup d’à propos et subtilité à chacun de trouver un rôle), une intrusion dans le processus de travail conduisant à créer entre la troupe et les personnages qu’ils vont endosser un entre deux complice qui les fait glisser (et le spectateur de même) imperceptiblement vers l’univers du dramaturge. Ils sont là, émergeant de la semi-obscurité où ils étaient plongés, les protagonistes de « Le Pays lointain », à prendre comme une œuvre-vie, complétée par des extraits du « Journal » de l’auteur et de « J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne » – d’où la mention accompagnant le titre « Un Arrangement ». Sont réunis dans la maison familiale – longtemps désertée par celui qui revient pour annoncer ce que déjà il n’avait pu dire dans « Juste la fin du monde » – les membres de sa famille biologique auxquels Jean-Luc Lagarce a ajouté ceux de la famille qu’il s’est choisi. Parmi eux, il y a les vivants mais aussi les morts, Le Père déjà mort mais aussi L’Amant, mort déjà.

Soutenu par une dynamique échevelée contrôlée superbement, chacun va jouer sa partition en mêlant le commentaire de ce qu’il fait et de ce qu’il est à ses paroles, l’ensemble de ces voix faisant corps pour converger dans ce qui mériterait le nom d’oratorio tant la musicalité et la scansion de la langue envoutent. Sur le plateau, les Amants se précipitent sur un matelas, nus ils s’embrassent goulûment dans la baignoire tout en se racontant les raisons de cette si longue absence avant de reprendre la discussion là où naguère elle fut interrompue. Une coryphée contemporaine excentrique commente, allongée sur un matelas vibrant au rythme des ahanements amoureux des deux amants de la baignoire.

Les membres de la famille biologique font leur apparition. Campés à la manière faussement réaliste des personnages de Hopper, percent sous leur apparente banalité des failles tragiques. On sent que le drame rôde. Les tensions ont du mal à être régulées, chacun étant un sujet à vif. Les temporalités se chevauchent, Le Père mort bien vivant sur le plateau dialogue avec sa famille présente pour parler du temps d’avant. L’Amant dresse la liste de tous les amants qui furent les siens. L’histoire d’antan, celle de la Peugeot 203, de la couverture à carreaux des pique-niques familiaux dominicaux. Les retrouvailles ici et maintenant. Un narrateur intervient pour dire que les acteurs sont pénibles mais de belles personnes. Maelström de situations appartenant à des époques et des univers différents mais régies toutes par la même exigence, conduire les protagonistes ayant épuisé leurs mots vers le point de rupture finale où celui qui était venu pour dire l’impensable s’en retournera une fois de plus en promettant un retour qu’il sait impossible.

Le phrasé circulaire si caractéristique de la langue de Jean-Luc Lagarce enveloppe dans ses circonvolutions le spectateur conquis par la petite musique instillant en lui un monde univers fascinant. On attendait la tragédie, on a juste la mort d’un garçon qui se profile. Le soir, sans avoir jamais osé dire pourquoi il était venu, qu’il allait mourir, il était parti. L’amant mort déjà prend sur son épaule celui qui allait mourir et le déshabille délicatement. Un souvenir passé qui s’invite fugitivement, une nuit, perdu dans la montagne, et l’air léger de « A la claire fontaine » avant que le noir ne rappelle à lui ces figures sorties de l’imaginaire incandescent d’un dramaturge ayant puisé dans sa vie la poésie de ses textes.

Manifeste pour le Théâtre – la vidéo discrète trouve sa vocation en appui du jeu et non à la place de… – « Le Pays lointain (Un arrangement) » de Christophe Rauck s’inscrit d’ores et déjà dans la mémoire des pièces qui feront date. Le directeur du Théâtre du Nord et de son école de comédiens y est pour beaucoup : outre le talent de ses jeunes recrues, il a su leur transmettre par capillarité son exigeante passion.

Yves Kafka

Photo Simon Gosselin

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