« WRECK-LIST OF EXTINCT SPECIES » ENVOÛTE LE FAB

« Wreck – List of Extinct Species » metteur en scène et chorégraphe Pietro Marullo, Insiemi Irreali Company, Glob Théâtre de Bordeaux les 12 et 13 octobre, dans le cadre du Festival des Arts de Bordeaux Métropole (FAB – 5 au 24 octobre).

Lorsque dans des grondements sourds et répétés émerge de l’obscurité totale une gigantesque forme noire mouvante, sorte de soucoupe inquiétante sortie des flots qui vient jusqu’au premier rang lécher la tête des spectateurs, on se prend à penser au Liévathan, ce monstre biblique aux intentions fort peu catholiques. Et lorsque, glissant sur elle-même, cette forme indéfinissable (mi-bête, mi-vague) disparaît en coulisse pour revenir dans le même mouvement mais encore plus grosse, l’interrogation sur ses intentions n’est plus de mise. Surtout que l’instant d’après, en se retirant avant de réapparaître dans un mouvement incessant de flux et reflux dont l’opiniâtre régularité renferme en soi une menace récurrente impossible à endiguer, elle abandonne avant de le reprendre le corps statufié d’une danseuse entièrement dénudée.

Pietro Marullo et son Insiemi Irreali Company crée d’emblée un monde envoûtant au croisement des arts plastiques, sonores (véritables tableaux aux compositions, lumières et ambiances acoustiques à couper le souffle) et performatifs (chorégraphies saisissantes) pour faire vivre une expérience sensorielle à nulle autre pareille. Au rythme des pulsations de la forme hybride, un danseur et cinq danseuses, nus dans leur vérité première, sont rejetés avant d’être repris par la vague immuable. Leurs corps, qui accrochent la lumière, se détachent de la masse sombre pour former de vrais tableaux à la beauté sculpturale. Seul debout ou enlacés les uns aux autres à terre, ils sont comme pétrifiés, attendant immuablement que la vague qui les a déposés là, les avale à nouveau. Les sonorités, faussement harmonieuses avant de discorder, participent grandement au sentiment d’inquiétante étrangeté qui nous gagne.

Puis imperceptiblement ils sortent de la langueur qui les fossilisait pour, le regard et le corps torturés, « faire face », enveloppés dans une musique se faisant de plus en plus obsédante. La souffrance distord leurs traits marqués par une épouvante irrépressible. Le ciel se déchaîne, déchiré par les éclairs. Roulés par la vague, les corps échouent sur les spectateurs. Une embellie et le calme succède à la tempête de ce corps à corps aux forces disproportionnées. Les corps apaisés retrouvent un instant leur grâce originelle avant que les forces ne se déchaînent à nouveau… Mais, cette fois-ci, ils « réagiront », prenant conscience – au-delà de leur légitime peur – de leur frêle puissance.

De cette expérience immersive – à vivre comme un moment de flottement pris entre l’actualité des naufragés migrants de la Méditerranée hantant la bonne et/ou mauvaise conscience collective, et les risques partagés par tous du naufrage annoncé d’une humanité à la dérive mise à mal par l’avidité sans limites d’un néolibéralisme vorace – on sort ébranlés… mais bizarrement rassérénés. En effet, si l’expérience fut sauvage dans son déroulé, elle fut transcendée par une beauté plastique stupéfiante (interprétation, chorégraphie, ambiance visuelle et sonore à l’unisson). Quant à la chute de ce combat à jamais conclu, elle laisse entrevoir que l’humain confronté aux situations les plus inextricables, pour peu qu’il trouve en lui le ressort pour faire face à ses peurs, peut toujours infléchir le cours de sa destinée.

Par ses qualités esthétiques et la force de son sujet, Wreck s’impose d’ores et déjà comme l’un des moments essentiels de cette édition du FAB tant il pousse ses rhizomes au plus profond de notre fragile humanité. Porteur de révolte enfouie, d’espoir contre vents et marées, il trouve dans la salle au nom mythique du Glob Théâtre de Bordeaux – vingt ans d’existence cette année et des découvertes de premier plan à son actif – le lieu symbolique pour faire résonner jusqu’à nous les échos enivrants de l’énergie salvatrice.

Yves Kafka

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