« FASSBINDER (FUNERAILLES) » : ON ENTRE DANS LA MORT COMME DANS UN MOULIN…

« Fassbinder (Funérailles) », création de la Compagnie des Figures, adaptation et mise en scène Sarah Clauzet, Florence Louné et Matthieu Luro d’après « Fassbinder, la mort en fanfare » Ed. Rivages 2012 de Alban Lefranc, Base Sous-Marine de Bordeaux 18, 19, 20 octobre 2018.

Une histoire de violence

Après avoir été fort remarqué lors de sa création en avril dernier à La Manufacture Atlantique, « Fassbinder (Funérailles) » investit une alvéole du lieu gigantesque (bloc de béton armé de 245 mètres de long sur 162 mètres de large et 20 mètres de haut) emblématiquement trouble de la Base Sous-Marine de Bordeaux, celle qui servit aux nazis pour stocker leurs sous-marins pendant la dernière guerre, afin de faire revivre « de manière obsessionnelle » une histoire de violence.

La force sublimement sombre du cinéma allemand et de son prodige « irrécupérable », Rainer Werner Fassbinder (RWF), portée à son incandescence par une jeune compagnie bordelaise dont la profession de foi – « univers sombre et cruel, empli d’humour noir et de cynisme profond » – en dit long sur sa détermination à explorer les marges, tel est le sujet de sa deuxième création. Détonation politiquement incorrecte dans un paysage culturel passé insensiblement sous les fourches caudines d’un macronisme internant les pensées dans un périmètre de sécurité savamment banalisé, elle s’invite dans le contexte ambiant avec une effronterie superbe doublée d’un talent artistique à l’unisson. Effet boomerang des plus salutaires, on est replongés in vivo dans l’Allemagne des années 70 où, sorties de l’oubli où on les avait reléguées, resurgissent les Figures (nom choisi par la Cie sous l’impulsion artistique de Matthieu Luro) de l’intransigeance sans frontière qui au travers de leurs actions (violences répondant à celles instituées légalement par l’Etat) pensaient que le capitalisme, gangrénant les cerveaux du prolétariat et de l’intelligentsia confondus dans le même magma, ne pouvait être combattu sans insurrection populaire.

Un acte esthétique – tableaux vivants faisant penser aux éclairages de Rembrandt entre lumière saturée et obscurité voilée, ou au clair-obscur du Caravage, ou encore aux variantes infinies des outrenoirs de Soulage – d’une beauté vénéneuse assumée et dont le venin délicieux agit bien après son inoculation opérée en direct dans ce lieu chargé d’histoire tragique qu’est la Base Sous-Marine, ancienne lieu chargé de porter la mort devenu sublimement théâtre des opérations artistiques.

« On entre dans un mort comme dans un moulin », c’est par cette citation que l’on est introduit dans l’univers de Fassbinder. Perdu contre le mur monumental de moellons apparents, un décor de plaques d’acier rouillé accueille un homme et une femme. Vêtus comme dans les années d’après-guerre, ils rejouent à l’envi une scène de l’un des films du cinéaste. Ils sont éclairés par un caméraman qui cadre leurs déplacements, donnant à voir une astucieuse mise en abyme du cinéma par le théâtre. Sont ainsi « projetés » en direct sur scène, les rapports sulfureux d’amour et de domination jusqu’à ce que mort s’ensuive. Mais que s’est-il réellement passé entre cet homme et cette femme ? La recherche de la vérité d’une histoire amoureuse ordinaire mettant à son tour en abyme celle de l’Histoire des années de plomb, nécessite la répétition jusqu’à l’obsession des mêmes gestes réitérés par les deux acteurs, comme si – aucune projection vidéo mais uniquement les acteurs pour faire revivre l’univers du maître allemand – la bande du film était rembobinée afin de pouvoir être projetée en boucle dans le désir compulsif d’élucidation de la petite histoire, métaphore de la grande.

De bande, il sera pourtant question, mais ce sera celle des morceaux d’un puzzle à reconstituer, l’Histoire de la bande à Baader – Andreas Baader, Ulrike Meinhof – qui défraya la chronique politique des années 70. La Fraction Armée Rouge, RAF (Rote Armee Fraktion), entendait délivrer le vieux monde des diktats de l’impérialisme américain et du capitalisme en général, et pour ébranler le pouvoir qui s’en faisait l’instrument, fallait-il encore avoir recours à la violence et à la terreur, uniques armes pouvant provoquer l’Etat et le contraindre ainsi à une réaction identique dans le but recherché de le disqualifier. Triptyque (terreur – répression – révolution) servant de base à la ferveur révolutionnaire mise au service d’une autre idée du monde. Jusqu’à leur emprisonnement, jusqu’à l’enlèvement suivi de l’exécution par leurs partisans de l’ancien SS Hans-Martin Schleyer devenu entre-temps représentant du patronat allemand et au détournement du Boeing de la Lufthansa afin de tenter d’obtenir leur libération, le scénario se déroule aboutissant à l’échec ponctué par le suicide collectif d’Andreas Baader et de ses amis. C’est cette Histoire en miettes – toile de fond de la rétrospective filmique – qui va être délivrée par bribes, comme autant d’éclats d’obus trouant l’oubli pour nous atteindre de plein fouet.

Des destins de sang et d’horreur qui, même bien après la fin des années de plomb, continuent d’habiter l’inconscient collectif. « Vivants, leur guérilla nous effrayait ; morts, leurs vies nous bouleversent comme des personnages sortis de la légende du siècle », écrivait ce jour d’octobre 1977 dans son éditorial Serge July, le directeur de Libération, évoquant ces « destins tout à la fois extérieurs à nous et en même temps totalement fascinants parce qu’exemplaires d’une manière de faire l’action révolutionnaire dans le bruit et la fureur en refusant d’entendre le silence qu’ils traversaient », et ce sont ces destins hors du commun des membres de la RAF dont les acteurs sur scène se font les porte-voix sans concession afin de mieux faire résonner en nous le contexte social et politique de la filmographie de RWF.

Mais – serait-il utile de le préciser en ces temps suspicieux ? – il convient de ne pas confondre énoncé et énonciateurs, et de ne pas tomber dans le procès d’une quelconque apologie du terrorisme venant du plateau : faire revivre la parole de ceux qui ont été aux sources de ces mortelles dérives, en mettant leurs pas dans ceux de Alban Lefranc et de sa biographie fictionnelle de RWF, n’est ni de nature à les cautionner, ni à les condamner. C’est à chacun, en spectateur adulte, d’évaluer si la violence d’Etat autorisait ou pas d’être combattue par une violence délibérée.

Avec un cynisme souvent grinçant, une intelligence insolente qui n’épargne aucune personnalité de cette époque, au titre desquelles figurent le représentant du SPD (Parti Social-Démocrate Allemand) Helmut Schmidt, mais aussi Dany Le Rouge, ou encore un certain Frédéric Mitterrand, les aèdes contemporains rendent compte non sans un humour dévastateur des postures de chacun. Viennent ensuite les funérailles de RWF qui donnent lieu à de splendides tableaux vivants, de corps distordus sous l’effet du vent qui souffle en rafales, de la pluie qui s’abat (magnifique chorégraphie de parapluies tenus à bout de bras) et de la douleur qui distord les traits de ceux qui restent, orphelins d’un combat plus grand qu’eux. Palettes de couleurs, de lumières et de mouvements orchestrés à rendre jaloux peintres et chorégraphes.

Enfin, comme dans un flash-back éclairant, on assiste au trente-septième anniversaire de RWF, dix jours avant que sa mort ne survienne suite à une overdose de cocaïne. Il est dans sa cuisine en formica, cigarette au bec, brûle de terminer son dernier opus et projette – en véritable machine à fabriquer des films – d’en commencer un autre. Il se livre corps et âme par le truchement de sa voix diffractée en chacun des acteurs, comme si chacun d’eux prenait tour à tour possession du cerveau et du corps du cinéaste pour endosser « du dedans » sa personnalité, dans un rituel anthropophagique propre à introjecter la substance vitale du maître allemand. Et ce prodigieux exercice déroulé de retour sur soi donne lieu à des digressions des plus percutantes. « Qu’est-ce qui m’excite encore ?… Une fois que je les ai enculés et déchargé dans leur bouche, suis-je apaisé ?… Faire une déclaration à un quotidien catholique ?… Voilà ça s’est passé le jour de mon anniversaire… J’avais envie d’enculer, de sucer et j’ai compris que sans amour je n’étais rien. Je cherchais d’autre chose dans ces orifices… ».

Pour couronner la chute, un texte défile en surplomb de la scène : « Sans doute essaieraient-ils de l’empêcher de parler, peut-être avec leur satané bon sens teuton y parviendraient-ils. Mais rire, même avec des pelletées de terre à travers sa bouche, même en fermant le couvercle du cercueil à coups de rétrospectives, est-ce qu’ils croyaient vraiment pouvoir l’empêcher de rire ? ».

Prétendre que cette performance artistique – menée tambour battant (adaptation du roman de Alban Lefranc « Fassbinder, La Mort en Fanfare », Edition Rivages 2012) par neuf comédiens et comédiennes habités par le désir irrépressible de la jeunesse qui n’a pas froid aux yeux et n’entend surtout pas s’en laisser conter par des aînés désabusés, mêlant avec une énergie vitale ses voix affranchies de toute pesanteur pour faire entendre sur fond du contexte politique agité des années de plomb cette biographie fictionnelle du cinéaste mort scandaleusement à 37 ans – nous a littéralement « scotché » ne serait que pure litote… Nous tenons là, à l’évidence, l’une de ses créations offertes par l’inventivité des nouvelles écritures contemporaines que seule la frilosité de programmateurs assujettis à la bienpensance d’élus timorés pourrait tenter d’ignorer. En ces temps où le politiquement correct revendiqué contraste avec la violence cynique des gouvernants, la résurrection d’un « art vivant » pétri de beautés picturales, consacrant les funérailles d’une icône maudite, est une bouffée de liberté trop peu commune pour qu’on puisse la passer impunément sous silence.

Yves Kafka

Coproduction La Manufacture-CDCN de Bordeaux, La Manufacture Atlantique de Bordeaux, Le Théâtre des Chimères de Biarritz, Le Lieu Sans Nom de Bordeaux, l’IDDAC (aide à la résidence).

Photos Guy Labadens

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