TRIBUNE : « L’ARTISTE CONTEMPORAIN », LE GILET JAUNE ET LA SINGULARITE QUELCONQUE
TRIBUNE. L’ « artiste contemporain », le gilet jaune et la singularité quelconque par Yann Ricordel.
J’ai choisi comme illustration de cette tribune une image très actuelle et plutôt cocasse : celle des figures de Joep Van Lieshout sur la Place Saint-Sauveur à Caen habillées de gilets jaunes et affublées de pancartes elles-mêmes frappées de slogans. Dans la critique que j’en avais faite, intitulée souvenez-vous « Caen, place Saint-sauveur : la belle entourloupe de Joep Van Lieshout », j’avais envisagé de pousser ironiquement la multitude d’interprétations que permettent ce genre d’oeuvres très ouvertes et peu caractérisées en parlant de la « difficulté de l’individu à exister, à se former dans l’enfer urbain ». Quelque temps après, dans ma chronique d’nterstice #10, je fis cette remarque : « En tournant un peu la tête je pouvais voir le petit groupe statuaire de Joep Van Lieshout et je pensai que j’avais certainement été un peu sévère dans mon texte pour Inferno : avec les années, ce Laocöon anti-héroïque des temps modernes a fini, par la force de l’habitude, par rejoindre une certaine banalité urbaine et que mon opinion à l’endroit de cette œuvre n’est plus ni favorable ni défavorable (le mot « banalité » n’est pas à interpréter ici dans un sens péjoratif : imaginez une ville où vous seriez émus, édifiés, scandalisés ou émerveillés à chaque pas et où le simple fait de descendre acheter une baguette de pain participerait de l’épopée !) »
En ragardant aujourd’hui ces figures sur mon écran, je ne les vois pas autrement que ce que Giorgio Agamben, cherchant à caractériser cette « communauté qui vient », qui demande à advenir, à s’épanouir, comme des singularités quelconques en devenir, incohatives (Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, 1990). « La singularité renonce […] au faux dilemme qui contraint la connaissance à choisir entre le caractère ineffable de l’individu et l’intelligibilité de l’universel » : autrement dit, la singularité quelconque, « ni accidentelle ni nécessaire », qui « ne se présuppose pas elle-même comme une essence cachée », n’existe théoriquement et ne peut exister que par la pleine reconnonnaissance, la pleine acceptation de la singularité en tant que telle, celle de chacun.e par chacun.e.s, en dehors des qualificatifs tels que « gilet jaune », « CRS », « Président », « ministre », « homo », « femme », « musulman » etc.
Dans l’état actuel des choses, le gilet jaune n’existe encore que dans et par cette triangulation qu’a décrite Mehdi Bellaj Kacem, la « démocratie médiatico-parlmentaire », qui a faim de ces classifications qui permettent de diviser subreptiscement : cette contestation est celle d’une certaine politique, ces deux choses dépendantes l’une de l’autre ne pouvant finalement exister, le conflit ne pouvant apparaître que sur et pour la « scène médiatique ». Tel leader Gilet Jaune se raliant « raisonnablement » à Dupont-Aignan, Hollande revenant très peu discrètement par la « petite » porte de journaux complaisants en agitant le vieil épouvantail lepéniste : c’est, on le devine, reparti pour un (mauvais) tour. Or Agamben le dit bien : la communauté toute théorique des singularités quelconques est non représentable. Elle existe hors les murs, en dehors de l’orbe du « spectaculaire intégré » debordien. Les Black Blocs essaient, mais certainement pas de la bonne façon : on détruit pour faire, encore une fois, stérilement, le spectacle.
Car ce que l’on oublie, ce que l’on ne veut pas voir, compromis que nous sommes à peu près tous dans cette « démocratie médiatico-parlementaire », c’est que la « communauté qui vient », de celles et ceux qui tendent vers la singularité quelconque, ces « habitants des limbes » sont déjà là, à côté de nous, peu ou pas visibles : ce sont les expériences alternatives, les communautés plus ou moins importantes que se fédèrent autour d’innovation locales, où l’on construit, où l’on créé ensemble plutôt que de dégrader et de détruire comme expression symptomale, pathologique d’un trop-plein de consensus, qui est en définitive l’exacte contraire de la singularité quelconque : « Le consensus n’est pas l’appaisement des esprits et des corps […] Le consensus n’est pas la paix. Il est une carte des opérations de guerre, une topographie du visible, du pensable et du possible où logent guerre et paix » (Jacques Rancière en en introduction de ses Chroniques des temps consensuels (2005).
Or que serait l’ « artiste contemporain », qui à partir de la fin des années 80 a été largement et à grands frais mobilisé pour participer au consensus médiatico-parlementaire, comme figure-fantoche, symbole en carton-pâte d’une liberté qui n’existe en réalité nulle part, sans visibilité publique, en tant qu’elle se confond aujourd’hui avec visibilité médiatique ? Que serait l’ « artiste contemporain » dans la « communauté qui vient », lui qui est singularité non pas quelconque mais absolue, une singularité absolue nécessaire à l’attribution d’une valeur, qui elle-même dépend précisément du geste de différencier ?
Yann Ricordel